Comme un garçon – Femmes travesties dans le cinéma américain jusqu’en 1935

Durant la première moitié des années 1930, trois actrices marquent l’époque et les mémoires cinéphiles pour leur art subtil du travestissement. La demi-décennie de ces icônes androgynes débute en 1930 avec Marlène Dietrich en smoking embrassant une jeune femme sous le nez de Gary Cooper. La scène, désormais culte, tirée de Cœurs Brûlés (Morocco en VO) de Josef von Sternberg pour la Paramount, est souvent considérée comme la première représentation d’un baiser lesbien au cinéma. Trois ans plus tard, la Divine Greta Garbo en tenue masculine embrasse sa dame de compagnie sur la bouche dans La Reine Christine de Rouben Mamoulian chez le concurrent MGM. En 1935, c’est au tour de Katharine Hepburn de se travestir en homme pour les besoins de Sylvia Scarlett de George Cukor, à la RKO. L’occasion également d’échanger avec une jeune femme un baiser furtif qui, bien qu’a priori hétéro (la demoiselle prenant l’héroïne pour un jeune homme) n’en vibre pas moins que les deux autres films de sous-entendus lesbiens.

Trois films, trois actrices, trois incontournables sociétés de production sèment le trouble dans le genre et les esprits queer du public en seulement cinq ans. Que s’est-il donc passé au début des années 1930 pour que ce travestissement, ce cross dressing s’empare du 7ème art ? A quoi doit-on cette « virilisation des femmes » qui entretient le soupçon de lesbianisme ? Et pourquoi ce mini âge d’or hollywoodien de l’androgynie glamour crypto fut-il de si courte durée ?

Les female boys venus du théâtre

Les femmes vêtues en homme n’ont alors rien de nouveau dans le cinéma américain, bien au contraire. Dans son livre Girls will be boys consacré au travestissement féminin et au lesbianisme dans le cinéma américain de 1908 à 1934, Laura Horak en a recensé pas moins de… 476 ! Le cinéma muet des USA regorge de garçons manqués pour plusieurs raisons, essentiellement culturelles. Les réalisateurs, qui viennent souvent du théâtre, donnent sans peine des rôles masculins à des femmes, comme ils le faisaient sur scène sans aucune ambiguïté, ni lesbienne ni féministe. Le female boy incarne généralement une figure romantique, sage, souffrante et sacrifiée, provoquant l’empathie, héritière d’un théâtre sentimental et mélodramatique. Oliver Twist ou Le petit Lord Fauntleroy (que Mary Pickford incarne au cinéma en 1921… à l’âge de 39 ans) en sont les meilleurs exemples. Ces personnages venus de la scène devaient attirer au cinéma la classe moyenne, et notamment les femmes, plus sceptiques face à cet art populaire qu’est alors le cinéma, lui préférant toujours le théâtre.

Mais le succès des female boys décline dès le début des années 1920. Le cinéma évolue, enrichit son vocabulaire, adopte le gros plan qui révèle les traits trop féminins de ces jeunes mignons. De plus, les Etats-Unis prenant part à la Première Guerre Mondiale ne veulent plus voir ces sissies, leur préférant les valeurs de la virilité. Grâce et vulnérabilité associées au masculin deviennent suspectes. Exit le female boy !

Cowboy Girls et tomboys, entre patriotisme et bonne santé

Outre le théâtre, l’androgynie vestimentaire des femmes est une convention du folklore américain populaire, que l’on trouve dans les chansons de cowboys, les romans à dix cents, les journaux. Le cinéma muet contiendra à son tour de nombreuses “cowboy girls”, dont l’enjeu du travestissement est varié : faire fortune, se venger, aller à la guerre, échapper aux prédateurs sexuels, voire être simplement confortable. Même lorsque la travestie avait épousé une femme pour aller au bout de son projet, on parlait moins de déviance pathologique que de patriotisme ou de santé.

En cette époque d’industrialisation et d’urbanisation croissantes se développe un mouvement de culture physique prônant la pratique du sport. Or le vêtement féminin n’était pas très sain avec son corset serré faisant pression sur les organes, son décolleté découvrant la gorge quand les multiples couches de jupons surchauffaient le bas du corps. Les femmes se virent donc autorisées à porter le pantalon pour le sport, adoptant les fameux bloomers, nommés après Amelia Bloomer (qui n’en était pas moins une militante du droit des femmes). Face aux détracteurs de cette honteuse tenue, on défendit l’idée que des femmes en bonne santé feraient de meilleures mères et produiraient des fils forts et virils pour défendre le pays. Le port féminin du bloomer devint donc…. patriotique !

La littérature américaine des années 1860 aux années 1930 célèbre de son côté le tomboy jeune, sportif et actif. Le roman le plus représentatif de cette tendance reste sans doute Little Women de Louisa May Alcott (1868), connu en France sous le titre Les Quatre filles du Docteur March. Bien qu’il déroute quelque peu les conventions de la féminité, ce type de personnage n’en incarne pas une alternative, d’autant plus qu’il reste asexué. Il finit toujours pas être ramené dans le droit chemin des normes du genre, amené ainsi à devenir une épouse saine. Et s’oppose donc à la version malsaine de la féminité qui émerge alors sur les écrans, la vamp, prédatrice sexuelle et manipulatrice (à partir de 1915 avec Theda Bara).

Par conséquent, quoique travesti, le petit tomboy ou female boy de la première moitié du XXème siècle américain demeure dans l’inconscient collectif une figure positive très bien acceptée. Il n’a (encore) rien d’une invertie subvertissant les sexualités, ni d’une incarnation queer précoce.

La garçonne européenne

Mais c’était sans compter sur l’influence de l’Europe, cette dévergondée ! Les années 1920 vont changer la donne et orienter le travestissement des femmes en hommes vers une interprétation plus ouvertement homosexuelle. Cette mutation se propagera rapidement sur le nouveau continent. Au lendemain de la Grande Guerre, les femmes en pantalon sont encore rares. La masculinisation ostentatoire du look reste mal perçue et moralement condamnée, car elle aurait pour effet de dévitaliser les hommes et de déstabiliser l’identité masculine. Seules les rebelles féministes comme Madeleine Pelletier osent parader en costard.

Cependant, avide de nouveautés, la mode démocratise le pantalon ; Coco Chanel, surtout, invente la silhouette de la garçonne, où les lignes remplacent les courbes, où pantalons et robes tubulaires chassent les froufrous. Dans la rue, le style boyish est loin d’être réservé aux lesbiennes et la tendance reste éloignée du mouvement des femmes. Mais à travers les arts, la garçonne déborde vite cet esprit de modernité inoffensive pour devenir un phénomène symbole d’émancipation féminine. Le roman de Victor Margueritte justement intitulé La Garçonne sort en 1922 en France. Il suit le parcours de Monique, jeune blonde collectionneuse de flirts, aussi bien masculins que féminins. Le bouquin est vite taxé de pornographie, le Vatican le met à l’Index. Nous sommes peut-être en pleines Années Folles, mais la faiblesse de la démographie française au lendemain de la Guerre est un sujet sensible : le moment est donc mal choisi pour faire la promotion du libertinage féminin. Le roman de Margueritte fera cependant l’objet de trois adaptations cinématographiques entre 1923 et 1957, sans que cette image de bisexualité badine ne quitte la figure de la garçonne.

Jeunes filles allemandes en pantalon

Avec sa coupe de cheveux, Louise Brooks est peut-être le modèle de la garçonne au cinéma. Connue pour sa bisexualité et ses relations libres, l’actrice américaine a marqué les esprits dans un film allemand de Georg Wilhelm Pabst, Loulou, sorti en 1929. Le pays est encore sous la République de Weimar, période durant laquelle les films témoignent d’une véritable présence gay et lesbienne, de manière plus ou moins cryptée : Le Portrait de Dorian Gray (Richard Oswald, 1917), Nosferatu (Friedrich Murnau, 1922), Les Chemins de la force et de la beauté (Nicholas Kaufmann et Wilhelm Prager, 1925) ou encore Sex in Chains (William Dieterle, 1928). C’est également une époque où le grand écran se délecte de ce qu’on appelait les trousers roles qui déguisent les femmes en hommes, comme dans Je ne voudrais pas être un homme (Ernst Lubitsch, 1918), Le Violoniste de Florence (Paul Czinner, 1926) et, surtout Viktor und Viktoria, comédie de Reinhold Schünzel (1933) dont Blake Edwards fera un remake américain en 1982. Si ces travestissements ouvrent la voie aux fantasmes homosexuels, ils sont généralement rattrapés, in fine, par les conventions narratives de rigueur, consacrant les amours hétéro dans une fin heureuse délestée de toute ambiguïté.

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Le film les plus emblématique d’une masculinité lesbienne est sans doute Loulou, où la comtesse Anna Geschwitz tombe sous le charme de Lulu (Louise Brooks) et serait le premier personnage central ouvertement lesbien du cinéma. Jeunes filles en uniforme (1931) marque également les esprits. Dans ce film de Leontine Sagan, Manuela, nouvelle pensionnaire, vient de perdre sa mère et, tout comme ses camarades, tombe amoureuse de sa professeur, Mademoiselle de Bernburg. La passion est telle que, euphorisée par l’alcool, elle lui déclare sa flamme après une représentation théâtrale où elle incarnait un homme, portant encore le costume masculin de son rôle. Jeunes filles en uniforme est bien accueilli aux Etats-Unis. Beaucoup de critiques y voient surtout l’histoire d’une jeune fille cherchant un substitut maternel. La presse emploie toutefois le mot mannish pour traduire une certaine masculinité des personnages, associant peu à peu l’apparence masculine au désir lesbien dans l’esprit du public.

Les lesbiennes qui murmuraient à l’oreille du grand public

La littérature va elle aussi largement contribuer à rapprocher lesbianisme et masculinité. Sorti en 1928, Le Puits de Solitude de Radclyffe Hall, romancière britannique ouvertement homosexuelle, fait un carton… et un scandale. Son héroïne au prénom d’homme (Stephen) adore son père qui transpose sur elle son désir de fils. Stephen grimpe aux arbres, monte à cheval, étudie, s’éprend de la bonne, refuse de porter des robes ridicules et des nœuds dans ses cheveux qu’elle s’entête à attacher, ne pouvant les couper. En somme, Stephen dérange l’ordre par ses manières peu convenables pour une fillette. Le roman popularise une image de lesbienne masculine, cédant quelque peu au stéréotype de l’invertie. L’auteure elle-même est connue pour son apparence très masculine, portant costumes, cravates et cheveux courts.

La même année que Le Puits de Solitude sont publiés plusieurs romans à succès lesbiens ou traitant de l’androgynie qui contribuent encore à familiariser le grand public avec des personnages opposés aux normes de genre et de sexualité : Extraordinary Women de Comptom Mackenzie (écrivain anglais, homosexuel, auteur de Sylvia Scarlett en 1918), Orlando de Virginia Woolf et Ladies Almanack de Djuna Barnes. Expatriée américaine venue s’installer à Paris en 1920, attirée par la liberté de mœurs de la capitale française, Barnes fréquente le petit cercle saphique parisien dont font partie Natalie Barney et Gertrud Stein. Paris, capitale du lesbianisme, a découvert La Prisonnière d’Edouard Bourdet en 1926. Cette pièce sur un amour lesbien rencontre un franc succès et traverse l’Atlantique où elle fait scandale autant qu’elle contribue à cette éducation à l’homosexualité féminine qui caractérise les années 1920.

Les féminités viriles d’Hollywood

Par conséquent, quand Marlene Dietrich en smoking embrasse une jeune femme dans Cœurs Brûlés en 1930, sa tenue n’a plus grand chose à voir avec les innocents female boys du début du XXe siècle. Rien de très patriotique dans cette attitude, encore moins chez l’androgyne Reine Christine qui refuse de se marier pour faire plaisir à son peuple suédois. La scène du baiser entre Garbo et sa dame de compagnie semble inspirée de celle de Jeunes filles uniforme : même positions des corps, même cadrage, même lumière. Les films se nourrissent ainsi d’éléments qui leur sont extérieurs et permettent au grand public de lire le désir homosexuel entre les lignes et de voir dans le travestissement un euphémisme du lesbianisme. Parmi ces éléments, les vies mêmes des deux stars dont les garde-robes comptent peu de jupes et de dentelles et dont les journaux alimentent les rumeurs de bisexualité. La presse attribue leur désintérêt pour les tenues féminines et leur goût des femmes à un tempérament européen, devenu dans les Années Folles le territoire de l’androgynie équivoque.

Les scandales de travestissement intéressent toutefois les studios de production tant ils sont synonymes de publicité gratuite. L’androgynie de Garbo et Dietrich leur confère un attrait érotique d’un nouveau genre, capable de toucher les deux sexes et ainsi de multiplier l’aura des actrices comme les dollars de la MGM et de la Paramount. Le département publicitaire de cette dernière était d’ailleurs : « Dietrich, la femme que même les femmes adorent »… En 1933, une actrice bien américaine et hétéro (malgré des rumeurs de bisexualité), Katharine Hepburn, adopte pourtant une panoplie masculine pour interpréter une aviatrice dans La Phalène d’Argent mis en scène par la réalisatrice lesbienne Dorothy Arzner. La même année, l’actrice interprète Jo, garçon marqué des Quatre Filles du Docteur March dans l’adaptation à l’écran de George Cukor. Elle retrouve ce cinéaste pour le rôle-titre de Sylvia Scarlett (1935) d’un garçon manqué travesti en homme, plus proche des tomboys des années 1910 par sa masculinité adolescente que de l’érotisme ambigu d’une Dietrich. Mais que Miss Kate se trouve à son tour gagnée par une virilité troublante pourrait signifier que l’Amérique est atteinte dans sa morale patriarcale… C’en est trop !

Sylvia Scarlett est donc l’un des derniers personnages au travestissement ambivalent. Les femmes déguisées en hommes, souvent cantonnées aux comédies musicales, se feront de plus en plus rares, plutôt féminines et hétéro, comme Shirley Temple (Boucles d’or, 1935) ou Judy Garland (Débuts à Broadway, 1941). Le cas de Doris Day (La Blonde du Far-West, 1953) qui, dans le rôle du tomboy Calamity Jane, se prend justement une leçon de féminité, reste particulièrement ambigu ; il mérite d’être vu tant il illustre déjà les performances de genre dont parlera bien plus tard Judith Butler dans son essai Trouble dans le genre. Le code de censure Hollywoodien, le Code Hays, sévit sur le cinéma américain de 1934 à 1966. Il interdit entre autres toute représentation de l’homosexualité, jugée comme perverse. Il doit débarrasser Hollywood de son image scandaleuse et immorale, entachée de débauche voire de violence1. Il met donc un terme aux femmes en pantalon que les spectateurs étaient désormais capables d’interpréter comme lesbiennes.

Avant d’être rattrapé par l’injonction à l’hétérosexualité et une binarité plus lisible de genre, ce cinéma était pourtant parvenu à proposer des modèles féminins variés, enrichis par un tempérament ou une apparence masculines. Face au mythe Garbo ou la femme fatale Dietrich, Katharine Hepburn incarnait une femme plus accessible, indépendante, active, sportive, une autre déclinaison de féminité. Greta, Marlene et Katharine ont contribué à détruire la dichotomie du genre au profit de sa fluidité, et à rendre visible sa dimension performative. Elles n’étaient cependant pas dénuées de sex appeal, quand les hommes travestis en femmes seront généralement limités au comique (Certains l’aiment chaud, Tootsie…). Dans une culture patriarcale, cette distinction vient sans doute de la supériorité accordée aux valeurs masculines sur les valeurs féminines, et au fait que les femmes demeurent des objets sexuels au cinéma, même vêtues en garçons.

 Estelle Bayon

1 A ce sujet, voir le croustillant livre de Kenneth Anger, Hollywood Babylone, Tristram Editions, 2013.

 

POUR ALLER PLUS LOIN
« Femmes travesties, un « mauvais genre » », Clio n°10, sous la direction de Christine Bard et Nicole Pellegrin, 1999.
Christine Bard, Une Histoire Politique du pantalon, Points, 2014.
Laura Horak, Girls will be boys, Rutgers University Press, 2016 (in english).
Crédits images :
Coeurs brûlés © Paramount Pictures
Jeunes Filles en uniforme © Deutsche Film-Gemeinschaft

Sylvia Scarlett – Trouble dans le(s) genre(s)

Sylvia Scarlett, George Cukor, 1935, USA

En 1935, Katharine Hepburn est déjà oscarisée, Cary Grant, quoique connu, n’est pas encore la star qu’il deviendra. L’actrice et l’acteur se retrouveront à trois reprises sur grand écran dans L’impossible Monsieur Bébé et Vacances (1938), puis Indiscrétions (1940). Sylvia Scarlett marque leur première rencontre. Aux commandes : George Cukor, ami de Hepburn, qui l’a révélé dans Héritage en 1932. Grand cinéaste des acteurs, Cukor fut surtout celui des actrices, au point de réaliser Femmes en 1939, au casting exclusivement féminin. L’homme qui aimait les femmes (au cinéma uniquement puisqu’il préférait les hommes en privé) a fait tourner Greta Garbo, Joan Crawford, Judy Garland, Marilyn Monroe, Joan Fontaine, Audrey Hepburn… Autant d’incarnations du féminin, de la monitrice de ski un peu boyish (Garbo dans La Femme aux deux visages, 1941) à la danseuse candide et sensuelle (Marilyn dans Le Milliardaire, 1960). Avec Sylvia Scarlett, Cukor propose un personnage féminin espiègle, androgyne et ambigu dans un film transgenre aussi bien au sens cinématographique que d’identité de genre.

Un film transgenre

Pas facile de résumer l’intrigue de Sylvia Scarlett tant le pitch du film, adapté du roman The Early Life and Adventures of Sylvia Scarlett (Compton Mackenzie, 1918) semble avoir été écrit sous LSD, tant son scénario déconcerte par sa désinvolture narrative. Fuyant en Angleterre une accusation de détournement de fonds français, le veuf et petit escroc Henry Scarlett est accompagné de sa fille Sylvia qui, pour leur éviter d’être repérés, s’est déguisée en garçon. Pendant la traversée, ils font la connaissance de Jimmy, artiste charmeur prêt à partager leur vie hasardeuse, puis de Maudie Tilt, servante cockney dont s’éprend Henry. Ensemble, ils montent une troupe de comédiens ambulants. Personne ne soupçonne la véritable identité de Sylvia/Sylvester, jusqu’à ce qu’elle tombe sous le charme de Michael Fane.

Hollywood oblige, on vous laisse deviner la fin de ce film hybride qui s’achève en romance alors qu’il avait débuté entre drame, film criminel et comédie familiale légère, penchant même du côté du slapstick1Sylvia Scarlett est un film trans-genre, au sens cinématographique : il mixe les genres avec un je-m’en-foutisme insolent et une liberté joyeuse. Bien sûr, les films ne sont pas tous cantonnés à un seul genre ; la comédie peut flirter avec la science-fiction ou le cinéma d’action. Mais de telles bifurcations, appuyées par un montage parfois abrupt et de fréquentes ruptures de tons, restent rares.

Ici, la farce sexuelle prend un ton un peu noir et dramatique traversé de fulgurances comiques. A moins que ce ne soit l’inverse, que le drame vire au gag. Reste que l’explosion du sacro-saint genre hollywoodien à l’oeuvre dans Sylvia Scarlett est en grande partie à l’origine de l’échec public du film. Plus habitué à des codes lisibles conformes à un genre précis, le spectateur des années 1930, dérouté, boude le film. La critique retient quant à elle l’interprétation de Hepburn, qui se révèle plus séduisante en homme qu’en femme (d’après Time) et impressionne par sa ressemblance avec un ado (selon le New York Post). L’actrice, pourtant, joue comme dans une tragédie shakespearienne au cœur d’une troupe d’amateurs, imposant des niveaux de jeux inégaux, y compris dans une même scène. Mais ce sur-jeu décalé vient justement soutenir les transfuges de genre, car on ne joue pas dans un drame comme dans une comédie.

A l’évidence, l’objectif de Cukor et de ses scénaristes était moins de conter une histoire (trop farfelue pour faire sens) que de faire perdre les repères à son public, de semer le trouble dans les genres cinématographiques pour en dynamiter et par là même en démystifier les conventions. Et dérouter tout autant l’identité de genre. La variété des genres cinématographiques explorés par le film révèle étrangement à quel point, a contrario, le genre (gender) est limité à une binarité difficile à dépasser. Sylvia-Sylvester et son troisième genre lèvent le voile sur la dimension performative du genre, que Judith Butler avait théorisé dans Trouble dans le genre.

A queer feeling when I look at you

Sylvia est une femme que l’on prend pour un homme à partir du moment où elle se définit comme telle, endossant une apparence masculine (vêtements, cheveux courts) et une gestuelle nerveuse et une voix plus grave. Et cela fonctionne à merveille, puisqu’aucun personnage ne met en doute l’identité masculine de Sylvester ! Preuve en est que le genre est avant tout une performance que seule l’itération de gestes, de postures ou de comportements rend “naturelle”. Sylvia Scarlett devient presque une démonstration de cette performativité, rendue accessible au grand public sur le mode du comique de situation.
Car les moments les plus troubles, qui sont ceux des rapprochements sexuels entre les personnages, sont aussi les plus comiques. La supercherie identitaire fonctionne si bien que Maudie tente de séduire Sylvester, le prenant pour un homme. La scène joue avec les codes de genre puisque l'”homme” Sylvester fait la vaisselle pendant que la femme Maudie fume nonchalamment étendue sur le lit avant de s’approcher de son compagnon de roulotte. Elle lui dessine une moustache, manière d’accentuer sa masculinité, puis se jette dessus pour l’embrasser. Maudie se montre comme une femme forte, entreprenante, tandis que Sylvester est présenté comme un homme efféminée (domestique), passif, à la virilité incomplète. Mais un homme quand même pour Maudie, quoique femme aux yeux des spectateurs et spectatrices. Soit, finalement, une scène de séduction hétéro avec une complicité vaguement homo du côté du public. On perçoit bien là l’habile chaos que construit le film sur le genre.

Dans la scène suivante, c’est au tour de Jimmy, joué par Cary Grant, d’inviter Sylvester à dormir avec lui dans le même lit, faute de place dans sa roulotte, tout en se déshabillant. Torse nu, il trouble Sylvester qui fuit. Cette fois-ci, c’est un homme plutôt viril, fripouille et charmeur, qui tend une perche à un personnage qu’il prend pour une jeune garçon, manifestant un possible penchant homosexuel. A la féminité androgyne de Hepburn répond la virilité ambiguë de Cary Grant. L’acteur présentera plusieurs fois dans sa carrière une masculinité modulée, fondée sur un éclatement de toute binarité. A la fois anglais et américain, populaire et distingué, nerd et viril (dans L’Impossible Monsieur Bébé), l’acteur correspond à ce que l’universitaire Jean-Loup Bourget2, appelle  la “bisexualité symbolique” des stars hollywoodiennes. Cette “transsexualité virtuelle” caractérise de nombreux.ses acteurs et actrices et leur confère peut-être, justement, cette aura de stars car ils et elles sont capables de séduire les personnes de tous sexes tout en étendant la gamme de leurs émotions. Il y a ainsi du masculin chez Dietrich, Hepburn, Garbo, et du féminin chez Grant, Rudolph Valentino ou James Dean.

Entre l’acte faussement lesbien (le baiser) et le désir gay non concrétisé, le tout traité sur le ton badin du quiproquo, cette séquence de Sylvia Scarlett parvient à déjouer la censure. Le code Hays, qui interdit toute représentation homosexuelle, a été mis en place un an auparavant, et les censeurs ne sont visiblement pas encore assez rodés pour effacer d’un film les sous-entendus pourtant ici flagrants !

 

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Le travestissement comme adolescence

Néanmoins, Sylvia n’est ni homosexuelle ni transgenre. Son travestissement reste passager et le retour à la féminité et à l’amour hétéro conclue le film, non sans avoir dénoncé la mascarade de la féminité. Lorsqu’elle rend visite à Michael Fane dont elle est tombée amoureuse, Sylvia reprend des attributs de femme : robe à fleurs, chapeau de dame, cheveux courts mais gracieusement bouclés, voix douce, talons hauts et manières mielleuses. Un véritable coming out de féminité hétéro face auquel Michael est soulagé, comprenant mieux ce “queer feeling” qu’il ressentait face à cet adolescent malicieux. Pour faire accepter son genre, Sylvia surjoue cette féminité, tournoyant sur elle-même, portant délicatement sa main au visage en signe de pudeur, ricanant niaisement aux plaisanteries du monsieur. Le retour à ces attitudes n’est pas si simple : Sylvia parfois se relâche pour reprendre ses habitudes corporelles d’homme, marche lourdement, oublie de croiser les jambes en s’asseyant.

Sylvia ne redevient pas femme, mais doit recréer son personnage féminin, adulte, qui n’a plus rien de la jeune fille à couettes du début du film. En somme, ce passage par la masculinité est à voir comme une adolescence qu’elle quitte en atteignant sa maturité (hétéro)sexuelle pour devenir l’épouse de Michael. Ce personnage d’ado boyish renvoie au female boys du cinéma américain des années 1910, jeunes garçons interprétés par des actrices sans ambiguïté de genre ou de sexualité, issus le plus souvent du théâtre et du folklore américain. Loin de la masculinité vénéneuse d’une Marlene Dietrich, le boy de Katharine Hepburn n’en propose pas moins une nouvelle forme de séduction féminine, espiègle et androgyne, qui charma la critique, les personnages du film et le public homo qui redécouvrit plus tard ce film injustement mal-aimé.

Estelle Bayon

1 Comédie burlesque teintée de violence exagérée.
2 Dans Hollywood, La norme et la marge, Armand Collin, 2005

 

Crédits images :
Sylvia Scarlett, George Cukor (1935) © RKO