Yannick Bellon (1924- 2019)

Scénariste, monteuse, productrice et réalisatrice française.

Crédit photographique: collection privée d’Eric Leroy.

Fille de la photographe Denise Bellon, elle a grandi dans un univers proche des surréalistes. Elle a d’abord fait des études au Centre artistique et technique des jeunes du cinéma à Nice durant l’occupation puis à l’IDHEC ( ex Fémis). Elle réalise son premier film Goémons en 1948 sur l’Ile bretonne de Beniguet. ( Grand prix International du documentaire à Venise la même année). Elle enchaine ensuite la réalisation de courts métrages, notamment Colette (1959) sur la vie et l’œuvre de l’écrivaine. Parmi ses longs métrages, on peut notamment citer : Quelque part quelqu’un ( 1972) avec sa sœur Loleh Bellon dans le rôle principal aux côtés de Rolland Dubillard; La femme de Jean ( 1974) ; L’amour violé ( 1978), L’Amour nu ( 1981) Les Enfants du désordre ( 1989) ou encore l’Affût ( 1992).

Elle nous a fait l’honneur de sa présence lors de la séance du cinéclub du 18 janvier 2016, consacrée à son film La Triche ( 1994) .

Un coffret regroupant ses huit long-métrages et six courts-métrages a été édité chez Doriane films en 2005.

De la femme à l’androïde : genre et sexualité dans Metropolis de Fritz Lang

L’ouvrage de Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler : une histoire psychologique du cinéma allemand, qui fit date à sa sortie en 1947, propose une vision du cinéma allemand comme « fait social »[1], comme le fruit de l’expression d’une crise identitaire de la germanité dans la période des années 1920 caractérisée par la République de Weimar. En effet, le médium cinématographique représente alors à l’écran les masses, la société industrielle, l’aliénation par le travail des corps et des âmes.

Le film Metropolis de Fritz Lang sort en salles en 1927, en pleine période de stabilisation économique (1924-1929). L’expressionnisme qui projetait des figures inquiétantes dans des décors fantastiques dessinés par les jeux de lumière et d’ombre[2] – à l’instar du film manifeste Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene en 1922 – perd de sa vigueur mais transparaît toujours dans certaines productions hybrides tel le chef-d’œuvre de Fritz Lang qui sera le premier film inscrit au Registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO en 2001[3].

Metropolis interroge tout d’abord le genre du film : dans la veine de l’expressionnisme par son esthétique géométrique, ses jeux de lumière radicaux, ses réminiscences gothiques, ses personnages terrifiants à l’image de Rotwang, l’inventeur fou et de l’androïde, et surtout pour le reflet des angoisses de son époque[4], il s’inscrit en outre dans le registre de la science-fiction et plus particulièrement de la dystopie en dépeignant une société future (2026) asservissante, organisée autour d’une forte hiérarchie et séparation des classes sociales où les plus pauvres sont exploités par les plus riches. La division de Metropolis est mise à mal par la prise de conscience de Freder, le fils de Joh Fredersen (maître de la cité) qui n’hésite pas à vivre une expérience de transfuge de classe pour retrouver l’innocente et bienveillante Maria, en s’immisçant au sein de la ville basse où s’exténuent les ouvriers au rythme des horloges et des machines, allégories du Dieu Moloch.

Adapté du roman éponyme de sa compagne de l’époque Thea von Harbou, Metropolis est une production colossale – comme nous l’apprend un article paru en 1928 – qui sollicite plusieurs millions de marks et plusieurs milliers d’acteurs et de figurants.[5] Au croisement de références telles que Jules Vernes, Orson Welles, Edgar Poe, Villiers-de-L’Isle-Adam, Mary Shelley et annonçant Les Temps modernes de Charlie Chaplin (1936), Metropolis est le constat de la vision de Fritz Lang sur la métropole new-yorkaise, « entre attraction et répulsion, fascination et peur » pour reprendre les termes de Michael Minden et Holger Bachmann dans Fritz Lang’s Metropolis : cinematic vision of technology and fear. En effet, il visite la ville en 1924 et se dit impressionné par les gratte-ciel et la modernité urbaine, révélés dans son film à travers la division de la cité où la partie supérieure est dominée par la technologie et la verticalité des tours, tandis que la partie inférieure interpelle un imaginaire médiéval par ses grottes, ses recoins expressionnistes et fantastiques.[6]

 

La « New Woman »[7] émancipée : contexte historique, rapports de classes, de genres et sexualité

 

Le courant expressionniste dans lequel s’inscrit majoritairement Metropolis est traversé par une interrogation de la germanité. Autrement dit, on assiste à un retour aux racines culturelles allemandes articulées autour du gothique et du romantique : Frank Kessler explique dans Le cinéma expressionniste : de « Caligari » à Tim Burton que « le cinéma expressionniste se trouve alors positionné du côté d’une certaine image de la germanité qui connote le nordique, le brumeux, l’Unheimlichkeit, l’irruption de passions refoulées plutôt que, disons, l’Aufklärung kantienne […] »[8] (l’Aufklärung étant l’équivalent du mouvement des Lumières en Allemagne).

Metropolis se réfère de nombreuses fois à des mythes religieux et païens accentuant le déchaînement des passions, notamment celles de Maria, qui, de prime abord, harangue le peuple des ouvriers dans une sorte de chapelle souterraine. Elle conte, lors de cette séquence, la légende de la Tour de Babel et incite à rejeter la haine pour mieux unir le cerveau, les mains et le cœur à l’aide d’un médiateur : Freder désigné ici par un subit halo lumineux quasi christique. Tour à tour, l’allégorie au Dieu Moloch sous forme de machine anthropophage, l’ingénieur Rotwang qui rappelle à bien des égards Pygmalion, le spectre de La Faucheuse, le Déluge final, etc. interviennent dans la narration et ajoutent un caractère angoissant et apocalyptique qui opposent tradition et modernité, et annoncent la montée du nazisme[9].

Si un discours vertical sur les classes s’organise dans Metropolis « tel un corps – une seule unité géante, une cité-état et une usine réunies »[10] indiquant ainsi une forte hiérarchie, un autre discours sous-jacent au contexte de production parcourt le film. Le genre renvoie de ce fait les personnages à des situations stéréotypées qui correspondent à la place des individus dans la société weimarienne. Ici, Maria incarne certes la passion inhérente à son genre, mais également la superstition, la religion, la sorcellerie, la sexualité, tandis que les personnages masculins dominants dans Metropolis incarnent la rationalité, la connaissance, la science, la gestion, la destruction, le goût du pouvoir.[11] Noël Burch et Geneviève Sellier dans Le cinéma au prisme des rapports de sexe mentionnent de nouveau les constructions sociales et culturelles que sont les identités et les rapports de genres et de sexes.[12]

Sous la République de Weimar, de véhéments affrontements autour de l’avortement ou encore de la séparation de la procréation et de la sexualité prennent place dans le débat public.[13] La création de l’androïde par Rotwang peut être lue comme un écho à cette situation. Séquence charnière, l’ingénieur fou se substitue à Dieu et à la femme dans un acte à la fois démiurgique et d’enfantement où la machine se munit progressivement d’un système nerveux et sanguin puis des traits physionomiques de Maria grâce à la surimpression cinématographique.

Aussi, des propos antisémites et antiféministes nourrissent les crispations sociales et politiques, au point de qualifier la société allemande de « dégénérée ».[14] Le quartier de Yoshiwara au sein de Metropolis, écrin de toutes les luxures, reflète les spectacles et divertissements décadents de la République, à l’image des peintures expressionnistes d’Emil Nolde (Cabaret, 1911 et Danseuses aux bougies, 1912). Les promesses de vices, de nudité, d’orgies attirent des foules d’hommes où le brassage social admet le côtoiement des classes, comme lorsque l’ouvrier remplacé par Freder s’y engouffre ou lors de la danse lascive de l’androïde. La période des années 1920, prise en étau entre la défaite relative à la Première Guerre mondiale et la crise économique, offre le portrait des grandes métropoles en Babylone moderne – décrites par Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen paru en 1943.

Au cœur de cette République émerge la figure de la « New Woman » qui ancre la crise du genre féminin et masculin en s’affirmant indépendante et libre. De nouveaux débats occupent l’espace public, permettant de donner une visibilité plus accrue aux femmes dans la société allemande. Leur présence n’en est pas moins vilipendée par leurs détracteurs qui les accusent de la dégénérescence nationale et de l’instabilité du pays. Maria dans Metropolis symbolise cette position : elle agit librement au sein de la ville basse et rassemble les ouvriers autour de sa figure bienveillante. De plus, elle insuffle une énergie pacificatrice lors de ses sermons. Mais lorsque l’androïde empruntera ses traits, Maria ne sera plus que synonyme de déchéance, de pulsions, de « version monstrueuse de la « New Woman » », de femme phallique séductrice détenant et menaçant le pouvoir.[15]

De la vierge à la vamp, il n’y a qu’un pas.

 

Dans le laboratoire de la modernité : la folie de Pygmalion et la figure de l’androïde corruptrice

 

Dans le secret partagé avec Joh Fredersen, Rotwang s’enferme dans son laboratoire maléfique pour donner à l’androïde les traits de Maria et faire sombrer Metropolis. Un premier plan en forte plongée ouvre cette séquence de métamorphose : l’innocente Maria est allongée, inconsciente, dans une sorte de cercueil de verre qui la relie à des machines. Puis un plan dont la composition est pyramidale montre l’androïde assise sur son piédestal qui attend la régénérescence. Rotwang s’agite, anxieux du résultat. Il multiplie les opérations et sous l’effet des ondes, la créature se transforme en humaine, d’apparence (le regard quoique changé, plus malicieux). Rotwang, dans les pas du Docteur Frankenstein de Mary Shelley et de l’ingénieur Thomas Edison dans L’Ève future de Villiers-de-L’Isle-Adam, a créé un être hors de contrôle, non régulé par les instances de pouvoir et les lieux de rationalisation au final[16].

L’androïde représente alors la vamp artificielle, balayant le côté virginal et pur de Maria. Despina Kakoudaki dans Anatomy of a robot : literature, cinema, and the cultural work of artificial people explique qu’ « Une fois que l’androïde a pris la forme de la belle organisatrice syndicale Maria, elle se déchaîne en tant que force séduisante et menaçante sur le plan sexuel à travers la ville. »[17] Le cinéma devient alors une technologie au service du désir.[18]

Par ailleurs, l’androïde peut être considéré comme le doppelgänger pernicieux de Maria. Cette figure dans la tradition germanique évoque la double mauvais d’un individu – thématique largement reprise et développée dans l’expressionnisme allemand. En tant que corruptrice et dépravée, l’androïde rejette les valeurs charitables de Maria.

Ce passage de la vierge à la vamp dans Metropolis dialogue également avec le regard masculin. Michael Minden et Holger Bachmann rappelle que « Les peurs et les angoisses perceptuelles émanant de machines de plus en plus puissantes sont reformulées et reconstruites en termes de peur masculine de la sexualité féminine, reflétant, dans le récit freudien, l’angoisse de castration masculine. »[19] Cette domination masculine et ce regard masculin (male gaze) se traduisent dans la séquence de danse lascive par les raccords regards des hommes sur le corps de l’androïde, le rythme frénétique qui alterne les plans sur les visages excités et sur la machine-humaine, les découpes en très gros plans des yeux, les surimpressions cyclopéennes. En somme, « La femme apparaît comme une projection du regard masculin, et ce regard masculin est finalement celui de la caméra, d’une autre machine. » concluent les deux auteurs.[20]

Objet de fétichisation, l’androïde projette les fantasmes sexuels apposés sur Maria et dénonce les dérives de la technologie. Elle représente la femme corruptrice qui mène la société à sa perte en charmant les foules. Dans cette même séquence de cabaret à Yoshiwara, un insert offre aux spectateurs une double-page d’un manuscrit médiéval – motif récurrent dans le film – dans laquelle une illustration avec une femme seins nus trônant au-dessus de monstres signifie la destruction. Un raccord avec l’androïde surgissant sur une installation d’où jaillit des créatures inquiétantes similaires apparaît alors sur scène. À la fois androïde et sorcière poussant le peuple aux vices et à la dégénérescence, la machine-humaine de Rotwang finira brûlée vive sur un bûcher.

Outre des productions cinématographiques contemporaines qui revendiquent l’influence de Metropolis à l’instar de Blade Runner (Ridley Scott, 1982), Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985), Le Cinquième élément (Luc Besson, 1997), les clips The Wall de Pink Floyd (1982) et Radio Ga Ga de Queen (1984), celui de Madonna pour Express Yourself questionne à son tour les rapports de genres et de sexes. Madonna revêt à un moment un élégant smoking masculin, se positionne comme une « New Woman » totalement émancipée et libre, qui assume ses désirs sans tomber dans le rôle de la vamp manipulatrice et corruptrice, le tout prenant pour décor la ville souterraine de Metropolis où les corps musclés des ouvriers sont sexualisés, voire aussi fétichisés par la caméra et le regard des spectateurs que celui de la chanteuse. Le clip vidéo se conclut sur une phrase, écho de la fin du film, à savoir « Without the heart, there can be no understanding between the hand and the mind. »

Céline Dubois

Références / Pour aller plus loin

Ouvrages

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Articles

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[1] AUMONT, Jacques et BENOLIEL, Bernard, Le cinéma expressionniste : de “Caligari” à Tim Burton, Paris,  la Cinémathèque française / Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 104.

[2] KRACAUER, Siegfried, De Caligari à Hitler : une histoire psychologique du cinéma allemand, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973, p. 149.

[3] PALACIOS, Valérie, Le cinéma gothique : un genre mutant, Rosières-en-Haye, Camion noir, 2009, p. 79.

[4] KURTZ, Rudolf, Expressionnisme et cinéma, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1987 : « Le cinéma expressionniste n’est pas, en Allemagne, une manifestation artistique incohérente, un pur produit du hasard. Il nécessitait, bien au contraire, une certaine disposition de l’époque, afin que les diverses inspirations rencontrent un terrain propice. » (p. 105)

[5] BEAUPLAN Robert de, « La réalisation du film Metropolis », La Petite Illustration, n°372 – Cinéma n°11, 3 mars 1928, p. 2.

[6] MINDEN, Michael et BACHMANN, Holger (dir.), Fritz Lang’s Metropolis : cinematic visions of technology and fear, Rochester (N.Y.), Camden house, 2000, p. 4 à 10.

[7] McCORMICK Richard W., Gender and sexuality in Weimar modernity : film, literature and “new objectivity”, Basingstoke / New York, Palgrave, 2001, p. 3.

[8] AUMONT, Jacques et BENOLIEL, Bernard, op. cit., p. 62.

[9] HARBOU, Horst von, “Metropolis” : un film de Fritz Lang : images d’un tournage, Paris, Centre national de la photographie, 1985, p. 7.

[10] MINDEN, Michael et BACHMANN, Holger, op. cit., p. 181 : traduction de la citation suivante « Metropolis was just such a body – a single giant unit, city-state and factory rolled into one. »

[11] Ibidem, p. 174.

[12] BURCH, Noël et SELLIER, Geneviève, Le cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris, J. Vrin, 2009, p. 9.

[13] TAMAGNE, Florence, « La Ligue mondiale pour la réforme sexuelle : La science au service de l’émancipation sexuelle ? », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 22 | 2005, mis en ligne le 01 décembre 2007, consulté le 17 mai 2019. URL : http://clio.revues.org/1751 ; DOI : 10.4000/ clio.1751.

[14] CRIPS, Liliane, « Du féminisme comme décadence : le discours sur les femmes des droites conservatrices et révolutionnaires sous la République de Weimar et le IIIe Reich », L’Homme et la société, n° 99-100, 1991, Femmes et sociétés, pp. 89-98. [En ligne], consulté le 17 mai 2019, DOI : 10.3406/homso.1991.2540. URL : http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1991_num_99_1_2540.

[15] McCORMICK Richard W., op. cit., p. 29.

[16] HALES, Barbara, PETRESCU, Mihaela, et WEINSTEIN, Valerie, Continuity and crisis in German cinema, 1928-1936, Rochester, N. Y., Camden House, 2016, p. 44.

[17] KAKOUDAKI, Despina, Anatomy of a robot : literature, cinema, and the cultural work of artificial people, New Brunswick / London, Rutgers university press, 2014, p. 49 : traduction de « After the robot acquires the outward form of the beautiful labor organizer Maria, she unleashes herself as a sexually alluring and politically threatening force through the city »

[18] MINDEN, Michael et BACHMANN, Holger, op. cit., p. 51.

[19] Ibidem, p. 203.

[20] Ibidem, p. 208.

« La Reine Christine : une ode à la subversion des genres »

Une peinture subtile et libre de personnages bisexuels ou homosexuels avant l’ère « Code Hays »

Réalisateur d’origine russe, Rouben Mamoulian revendique une ascendance théâtrale dans sa pratique. En effet, il débute déjà sur les planches en dirigeant des opéras et opérettes au George Eastman Theatre de 1923 à 1926 avant d’être producteur de théâtre et de spectacles au Theatre Guild. Son succès à Broadway attire l’attention des studios Paramount (une des plus puissantes firmes parmi la First National, la Metro-Goldwyn-Mayer et la Fox). Celle-ci décide de produire son premier grand succès cinématographique, Applause en 1929, qui met en scène une vedette du music-hall et s’inscrit dans les premiers pas du cinéma sonore[i]Le Chanteur de Jazz d’Alan Crosland en 1927 étant le premier film en son synchrone.

La Reine Christine bénéficie des progrès en matière de son pour dépeindre un drame historique sous forme de tableaux, qui interroge avec subtilité et délicatesse le genre et le sentiment amoureux. Le film marque par ailleurs le passage de Rouben Mamoulian de la Paramount à la MGM, ce qui correspond à son changement de style : il appuie son utilisation du plan fixe et du travelling descriptif, tout en poursuivant ses recherches visuelles autour des fondus, des contrastes et des superpositions.[ii]

La période qui précède le célèbre code d’autocensure établi par le sénateur William Hays en 1930, seulement appliqué à partir de 1934 pour une trentaine d’années, jouit d’une relative liberté visuelle et d’un ton dégagé des convenances morales. On voit s’épanouir une multitude de personnages interrogeant les normes du genre et de la sexualité, dès les débuts du cinéma entre autres. Des scénettes burlesques mettent en scène des hommes travestis (sissies) sur le registre de l’humour et de la caricature. Charlie Chaplin déploie le potentiel comique du travestissement dans Charlot grande coquette (1914) et Mam’zelle Charlot (1915) et Charlot machiniste (1916).[iii]

Les années 1930 désignent l’apogée du classicisme hollywoodien, mais également celui des représentations ambiguës et implicites. En 1930 paraît sur les écrans le mémorable Morocco [Cœurs brûlés] de Josef von Sternberg dans lequel Marlene Dietrich, parée d’un élégant costume masculin, déambule nonchalamment dans les allées d’un cabaret, provoquant les uns, suscitant de l’admiration des autres, jusqu’au fameux baiser avec une spectatrice. Le goût pour le travestissement de l’actrice s’installe dans sa vie privée, et elle côtoie les cercles lesbiens de la période, comme celui de Frede[iv]. Sur la scène allemande, Leontine Sagan réalise un an plus tard le film de pensionnat Jeunes filles en uniforme où se noue, bien plus qu’une amitié fusionnelle, une relation sentimentale entre une élève et son enseignante (le film donnera lieu à un remake de Géza von Radványi avec Lilli Palmer et Romy Schneider en 1958). Bravant la censure et l’échec commercial lors de sa sortie en 1935, Sylvia Scarlett de George Cukor propose une figure androgyne notable dans l’histoire du cinéma queer campée par Katharine Hepburn.[v]

Rappelons par ailleurs que la sortie en salles de La Reine Christine en 1933 coïncide avec l’arrivée du régime nazi au pouvoir en Allemagne qui ordonne la destruction de l’institut de sexologie de Magnus Hirschfeld et la persécution des homosexuels (Paragraphe 175).

L’androgynie et le travestissement prônés dans La Reine Christine diffèrent des représentations de personnages masculins : au comique des sissies par exemple s’oppose l’indépendance des femmes vêtues en homme. Rouben Mamoulian affirme cette idée en dessinant une reine émancipée, libre, au caractère décidé. La posture et les divers habits masculins permettent d’asseoir Greta Garbo dans son rôle, qui s’identifie à bien des égards à son personnage : l’actrice a d’ailleurs confié son intérêt pour la vie de la souveraine, aux mœurs libres, ce qui est à l’origine du scénario d’Anna Christie (1930). Toutes deux partagent et affichent une androgynie décomplexée.

Enfin, le destin des deux femmes se résume dans cette phrase de la Reine Christine : « Toute ma vie, j’ai été un symbole. J’en ai assez d’être un symbole. Je veux devenir un être humain. ». Écho à la propre vie de Greta Garbo, elle se retirera du cinéma dans les années 1940.

Un tableau historique…

La Reine Christine s’ouvre comme un tableau historique : les armoiries royales estampillent le générique et resituent le début de l’action lors de la Guerre de Trente ans durant laquelle meurt glorieusement sur le champ de bataille le roi Gustave-Adolphe de Suède en 1632.

« I was King of Sweden » installe le récit, sous les auspices de la figure paternelle – de nombreux plans montrent par la suite la Reine Christine en concertation avec sa cour, sous le regard fier du père, tissé sur une lourde draperie suspendue au mur. Au père aimé tué à la guerre, agit en écho l’amant assassiné en duel à la fin du film. La Reine Christine est à la fois captive de la mort du père et de l’amant, entre l’Histoire à laquelle elle appartient et les histoires amoureuses qu’elle initie. Pierre Berthomieu déclare alors « Le drame de la reine Christine est bien celui de l’impossible unité entre son rôle historique de monarque et ses aspirations romantiques qui offrent au film ses échappées lyriques. »[vi]

Plusieurs plans capturent la Reine Christine en buste ou aux épaules, comme un individu fixé dans l’Histoire officielle, sorte de théâtre des intrigues politiques et des alliances arrangées. Le fondu enchaîné sous forme de tombée de rideau ponctuant la troisième courte séquence du film contrebalance les devoirs (« duty ») royaux de la jeune monarque d’une part et les scènes intimes, telle la lecture au lit et la complicité avec son valet Aage d’autre part.

Outre une autorité indiscutable et un puissant statut sur la scène internationale, la Reine Christine souhaite diffuser une image de souveraine humaniste, s’intéressant aussi bien aux Précieuses ridicules de Molière qu’à la philosophie de Descartes. Le prestige de la Suède  s’incarne tant dans sa Reine que dans l’aura intellectuelle et la formation d’esprit critique.

Or, si la Reine Christine dispose de liberté dans l’exercice de son pouvoir, elle n’en est pas moins soumise aux codes en vigueur de son époque : le mariage avec un prétendant irrigue le récit principal. Le décor du château prend alors les traits d’un enclos sentimental où elle est sans cesse assaillie de demandes et pressée par sa cour.[vii] Cette oppression visuelle fonctionne en résonance avec l’oppression subie par la Reine.

La dernière partie du film retranscrit cette tension : elle abdique après le piège tendu par Magnus, son trésorier, à son amant Antonio. Elle demeure une figure d’autorité par l’usage de contre-plongées et par la couronne symbolique du trône qui couvre sa tête, même après qu’elle se soit démunie de la sienne. Le réalisateur filme à cet instant l’amour du peuple porté à leur Reine dans une scène quasi-religieuse où Greta Garbo, vêtue d’une robe blanche immaculée, traverse une foule déplorant la perte d’une souveraine vertueuse.

…attisé par le sentiment amoureux : une reine de cœur

La Reine est donc chaleureusement appréciée de ses sujets, qu’il s’agisse du peuple à qui elle accorde une grande attention mais également de ses fidèles compagnons et de son amie, la Comtesse Ebba Spare.

Rouben Mamoulian met au service de son œuvre une « iconographie romantique » pour reprendre l’expression de Pierre Berthomieu.[viii] La rencontre impromptue d’Antonio et de Christine – prise pour un jeune homme à cause de son habit et de sa posture de cavalier – alors que le carrosse de celui-ci est enlisé dans la neige s’ajoute au répertoire lyrique, tout comme la sensuelle scène, où, après la découverte du leurre, Antonio donne tendrement du raisin à son amante, allongée sur le sol de l’auberge dans une légère robe blanche, épisode qui marque la naissance de leur amour au travers du feu de cheminée en arrière-plan.

Les interpénétrations entre théâtre, opéra et cinéma culminent lorsque Christine – qui cache son identité de souveraine à son Antonio – caresse les objets de leur chambre. Elle veut s’imprégner du souvenir de la pièce, éloignée des obligations politiques : un endroit neutre en somme dans lequel elle écrit sa propre histoire. Le réalisateur indique avoir tourné la scène à l’aide d’un métronome afin de provoquer l’émotion et la poésie. À l’instar d’un ballet, Christine déploie son amour et sa sensibilité pour renverser le long-métrage d’un genre à l’autre, du film historique au drame romantique.[ix]

La Reine Christine ou reine de la confusion des genres[x]

Il faut tout d’abord noter que l’application du terme « travestissement » résulte du regard de notre société sur celles antérieures, et que nos conceptions et catégories actuelles diffère des pratiques dites travesties pour ces époques données.

La Reine Christine de Rouben Mamoulian est un éloge à l’androgynie et au questionnement de genre et de sexe. Elle est revêtue pendant une grande partie du film – du moins de manière récurrente jusqu’à la rencontre avec Antonio – en homme. Le spectateur peut être surpris de la transition entre la petite fille déjà sure de son pouvoir, couronnée à la mort de son père, et la silhouette ambiguë du plan suivant où l’on surprend la souveraine à cheval, de dos, en pantalon. Elle s’autorise, de ce fait, en tant que monarque, la possibilité de multiplier les conquêtes amoureuses des deux sexes, comme le remarque Pierre Berthomieu.[xi]

Une critique de Libération rédigée par Simone Dubreuilh en date du 8 février 1933, intitulée « Re-découverte de Greta Garbo ‘La Reine Christine’ » met en évidence « L’androgynie admirable qui porte en soi la magie et le secret des deux sexes ; femme et jeune garçon avec tour à tour le pouvoir du don et celui de la possession. »[xii]

Le long-métrage de Rouben Mamoulian participe également à diffuser un érotisme androgyne, notamment lorsque la Reine, en culotte d’époque, embrasse la Comtesse Ebba Spare, qui, elle, est vêtue d’une crinoline. Il semblerait que ce baiser soit le fruit du statut conféré par l’habit, car Christine embrassera seulement sur la joue son amie lorsqu’elle effectuera son chemin d’adieux après son découronnement.

Le travestissement de la Reine Christine ne pose aucun problème ni aucune résistance au sein de sa cour ; c’est comme si celui-ci était induit pour qu’elle puisse bâtir son autorité parmi une assemblée composée uniquement d’hommes. En revêtant l’habit de ses homologues masculins, elle se hisse à leur genre et s’installe comme un égal incontestable, sans pour autant effacer son sexe qui est l’enjeu des alliances et des intrigues romantiques. Il n’y a donc nul paradoxe quand son valet Aage l’aide à se vêtir en homme, tout en la questionnant sur ses prétendants.

Le jeu sur la confusion de son genre est au cœur de la rencontre avec Antonio qui la prend de prime abord pour un « garçon » à qui il donne un thaler pour le/la récompenser d’avoir aidé à sortir son carrosse de la neige. Le thaler indique sur la face pile l’androgynie du monarque, en dessinant un profil ambigu. À la confusion de genre, s’ajoute la confusion sociale puisque le travestissement ne concerne pas seulement la dissimulation d’un sexe, mais aussi celle d’un statut.

Puis toute une mise en scène à l’auberge écrit la confusion et le quiproquo. L’aubergiste tombe plusieurs fois dans la duperie en demandant : « Que puis-je vous servir, jeune homme ? », ou en remerciant : « Merci, messire. », et surtout en proposant une compagnie féminine à son hôte : « Un jeune homme comme vous n’aura aucun mal [à trouver compagnie]. C’est une nuit froide pour être seul. Je vous trouverai une aimable compagnie si le cœur vous en dit. » À son insu, l’homme serviable devient complice d’une potentielle relation lesbienne.

Antonio est lui aussi tromper par l’illusion du genre et par les postures viriles que déploie son hôte pour le convaincre de son identité. Il invite « ce gentilhomme [à] souper avec [eux] ! » et interpelle de nombreux fois son ami « jeune homme ». Encore une fois, l’aubergiste est au cœur de la création de liens homosociaux, voire homosexuels, quand survient le problème de l’unique chambre à partager. Il convie les deux hommes à dormir ensemble, engendrant de cette manière une relation a priori gay. L’entremêlement et la confusion des genres se poursuivent jusque dans la couche où Antonio fait remarquer au « jeune homme » qu’une servante s’est éprise de lui, ce à quoi rétorque Christine par « J’y renonce de bon cœur. Si ça vous intéresse. »

L’artifice prend fin au moment où les deux hommes doivent se déshabiller : un instant de doute envahi Antonio, avant la découverte du secret. Son amour peut enfin s’exprimer, bien qu’il ait été perceptible lors de l’échange de regards entre les deux êtres au début la séquence.

La Reine Christine résume parfaitement l’enjeu de son travestissement quand l’interroge Antonio sur cette pratique : elle rétorque une volonté de s’échapper, pour être plus libre.

En effet, l’historienne Sylvie Steinberg explique dans La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution que les femmes travesties sont plutôt nombreuses et s’emparent de l’habit masculin pour garantir leur émancipation. C’est, en outre, une pratique liée aux discours religieux qui sanctifient les saintes travesties (le film de Rouben Mamoulian est pétri de références à la religion, dont la scène suivant le découronnement) et à la promotion d’héroïnes guerrières. Pendant cette période, le travestissement des femmes en hommes est bien moins réprimandé que dans le cas inverse qui induit effémination, faiblesse et déclassement social, là où il prône chez la femme la vertu de se prémunir des violences et de défendre son honneur.

En bref, la Reine Christine évoque un désir d’affranchissement plus que tout, qu’il s’agisse autant des conventions morales que politiques. Elle incarne la liberté de ton et le choix de vie, jusqu’à la fin du film où elle recueille, vêtue en homme, les derniers soupirs de son amant sur le bateau, avant de s’installer à la proue et d’envisager l’avenir.

 

Le genre du drame historique avec intrigues bisexuelles et lesbiennes : petit tour d’horizon

Trois cours différentes, trois périodes différentes et trois portraits de relations bisexuelles ou lesbiennes à l’écran.

À La Reine Christine de 1933 succède une nouvelle adaptation par Mika Kaurismäki intitulée La Reine garçon en 2015. Cette dénomination inscrit directement le film dans la confusion des genres et impose aux spectateurs une reine nettement plus émancipée que celle de Rouben Mamoulian, tant par son attitude que par les habits masculins qu’elle porte.

Interprétée par Malin Buska, cette nouvelle formule de la Reine Christine affiche et affirme son désir homosexuel envers la comtesse (Sarah Gadon), notamment au cours d’une scène assez charnelle. Le feu qui crépite est à son tour repris, mais non plus pour signifier la tendresse de la relation hétérosexuelle largement dépeinte par Rouben Mamoulian. Dans le film de Mika Kaurismäki, ce motif suggère l’ardeur du désir et la passion assumée.

Aussi, le réalisateur met un point d’honneur à mettre en scène une monarque cultivée qui s’entoure de René Descartes et s’intéresse à l’art. Il partage de ce fait le point de vue cinématographique de Rouben Mamoulian en insérant des effets de citations culturelles.

Le récent film de Yórgos Lánthimos (2018) primé de nombreuses fois à la Mostra de Venise, aux Golden Globes, aux BAFTA et enfin aux Oscar pose une intrigue amoureuse et de pouvoir entre la Reine Anne (Olivia Colman), fragile et inconstante, et Lady Sarah Churchill, Duchesse de Malborough (Rachel Weisz) qui gère ouvertement le royaume de Grande-Bretagne au début du XVIIIe siècle en manipulant sentimentalement sa souveraine pour parvenir à ses fins. Leur relation, entre soumission et domination, voit un nouveau tournant avec l’arrivée de Abigail Hill (Emma Stone), cousine déchue de Sarah qui paraît de prime abord de nature candide et douce avant de s’avérer manipulatrice insidieuse.

Sarah, femme autoritaire et de caractère, revêt à plusieurs moments l’habit d’homme. Au-delà du confort pour monter à cheval et déambuler, ce travestissement assoit davantage son pouvoir : elle est égale, voire supérieure aux hommes de la cour, atteints de mollesse et de décadence (comme le soulignent les parties de jeux aux canards et de jets d’orange). De plus, elle affronte sa rivale Abigail lors d’un duel métaphorique de tirs aux pigeons. Si l’animal symbolise la naïveté, caractéristique d’Abigail dans un premier temps, cet attribut se retourne contre Sarah lorsque sa dame de chambre affirme sa personnalité en conquérant la Reine à son tour et en défiant la Duchesse elle-même à sa propre distraction : elle finira avec des éclaboussures de sang d’un pigeon au visage, puis une balafre, stigmate de l’infamie et de sa future déchéance.

Les rapports de genre et de force sont inversés quand la Reine s’amuse à son tour d’avoir deux prétendantes, deux favorites. Elle prend plaisir à voir Sarah lui faire la cour, notamment lors de la scène du bain de boue où celle-ci se dessine au-dessus de la bouche une moustache et se présente comme Sir Churchill, à quoi répond Anne par une mimique similaire.

Le trio de femmes réinvente donc les genres et l’Histoire, une lecture à faire au prisme de notre propre époque comme le rappelle l’équipe du film lors d’une interview de promotion.

Enfin, Les Adieux à la reine de Benoît Jacquot en 2011 imagine une relation homosexuelle entre Marie-Antoinette et Sidonie Laborde, lectrice de la Reine, personnage de fiction créé pour l’occasion.

On a reproché au film cette liaison homosexuelle pour l’écran, qui résulte également des fantasmes de la fin du XVIIIe siècle voyant en cette Reine détestée le support de tous les vices. Dans le film de Benoît Jacquot, la proximité avec Gabrielle de Polignac se perçoit aussi comme une relation homo-érotique, amplifiant la tension et la jalousie – sentimentale et sociale – entre la lectrice attitrée et la Comtesse.

En définitive, le genre historique se prête à l’interprétation et à la création de personnages bisexuels, lesbiens et travestis. Il permet d’accentuer un trait de caractère, de proposer une autre histoire loin des canons officiels, et non pour autant erronée. Et questionne de ce fait la présence et la vie d’individus homosexuels à travers les époques.

Le film de Rouben Mamoulian, quant à lui, se joue des genres : il traverse le tableau historique pour mener le spectateur vers le drame sentimental, l’ensemble sur un ton théâtral. Surtout, il énonce un discours novateur sur le genre des individus, voguant à leur tour du masculin au féminin, du féminin au masculin sans hésitation.

Céline Dubois

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Références / Pour aller plus loin

BERTHOMIEU, Pierre, Rouben Mamoulian. La galerie des doubles, coll. « Grand écran, Petit écran », Liège, Éditions du Céfal, 1995.

BRION, Patrick, « La Reine Christine », Dossiers du cinéma, Paris, Casterman, 1971.

COSNARD, Denis, Frede, Paris, Éditions des Équateurs, 2017.

ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007.

STEINBERG, Sylvie, La Confusion des genres. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001

 

[i] BERTHOMIEU, Pierre, Rouben Mamoulian. La galerie des doubles, coll. « Grand écran, Petit écran », Liège, Éditions du Céfal, 1995, p. 11-12.

[ii] Ibidem, p. 55-61.

[iii] ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007, p. 39-42.

[iv] COSNARD, Denis, Frede, Paris, Éditions des Équateurs, 2017.

[v] ROTH-BETTONI, Didier, ibidem, p. 8 (chronologie).

[vi] BERTHOMIEU, Pierre, ibidem.

[vii] Ibidem.

[viii] Ibidem, p. 7-9.

[ix] BRION, Patrick, « La Reine Christine », Dossiers du cinéma, Paris, Casterman, 1971, p. 197-199, reprenant des archives de La Reine Christine (plaquettes de présentation de 1933).

[x] Titre emprunté à l’ouvrage de STEINBERG, Sylvie, La Confusion des genres. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001 (issu de sa thèse).

[xi] BERTHOMIEU, Pierre, ibidem.

[xii] Archives de 1933, document consultable au département des Arts et Spectacles de la Bibliothèque Nationale de France, Paris.

La Meilleure Façon de marcher – Claude Miller, cinéaste de la subtilité

Claude Miller n’a rien laissé de côté dans La meilleure façon de marcher, son premier long-métrage : scénario, dialogues, adaptation et réalisation portent son empreinte, mélange de subtilité et de perfectionnisme.

Cet ancien étudiant de l’I.D.H.E.C (Institut des hautes études cinématographiques) fait ses armes pendant près de dix ans (1965-1974) en tant qu’assistant-réalisateur auprès des plus grands. En effet, il assiste Marcel Carné (Trois chambres à Manhattan) et Robert Bresson (Au hasard Balthazar) en 1965, mais aussi Jacques Demy l’année suivante pour Les Demoiselles de Rochefort et Jean-Luc Godard pour Week-end en 1967. Sa maîtrise de l’univers cinématographique ne se limite pas à la réalisation puisqu’il est plusieurs fois régisseur général, toujours pour Jean-Luc Godard, et directeur de production pour François Truffaut[1] qui écrira d’ailleurs un article dithyrambique à propos de La meilleure façon de marcher.

Le synopsis du film est simple et efficace : Philippe (Patrick Bouchitey) et Marc (Patrick Dewaere) exercent le métier de moniteur de vacances dans les années 1960. Le premier, introverti et sensible, fait preuve de pédagogie et de douceur avec les enfants, notamment en animant un atelier théâtre, qui contraste avec la brutalité sportive du second. À l’occasion d’une soirée entre moniteurs, Marc pénètre dans la chambre de Patrick pour lui demander des bougies et le découvre alors travesti en femme. Claude Miller met par la suite en scène un habile jeu de silence et de sadisme, autrement dit la meilleure façon de filmer la délicatesse et la contradiction des émotions.

À sa sortie en 1976, le film reçoit des éloges unanimes de la part des critiques. Celui de François Truffaut salue la virtuosité sentimentale créée à l’écran tant par la technique de Claude Miller que par le jeu des acteurs de la nouvelle génération.

Il dresse à juste titre trois modes de narration qui irriguent le long-métrage : la fable, l’histoire psychologique et le récit autobiographique.[2] Dans un premier temps, le genre de la fable renvoie à l’expression d’une vérité morale, ici celle du bouleversement des codes. Marc, stéréotype de la virilité exacerbée, est troublé par son rapport avec Philippe qui remet en cause ses préceptes moraux et son comportement machiste. Il fait face à une autre vérité, intérieure d’une part, qu’est le sentiment d’ambiguïté, et extérieure d’autre part, qu’est de vivre autrement le monde normé. C’est pourquoi la fable se double d’une histoire psychologique : cette rencontre entre Philippe et Marc se finalise par un renversement des relations. Tous deux évoluent psychologiquement, se heurtant l’un à l’autre. Claude Miller dépeint une chorégraphie des individus qui s’entrechoquent et déploie de ce fait un récit autobiographique, car en fonction du point de vue, le spectateur peut adopter celui de Philippe ou de Marc, facilitant l’identification.

Ce sont cette empathie et cette assimilation mêmes que désigne François Truffaut lorsqu’il déclare que « Dans La meilleure façon de marcher, vous ne trouverez pas une scène, pas un plan qui ne se rapporte directement au sujet et pourtant les personnages sont vivants, ils nous paraissent vrais dans leur particularité et ils évoquent en même temps les types humains que nous avons rencontrés sinon en colonie de vacances, en tout cas à l’armée. »[3]

De plus, le critique résume en cinq termes les enjeux du film qui s’insère inéluctablement dans le contexte des années 1970 : « Les mots de racisme, sexisme, fascisme, homosexualité, virilité ne sont pas prononcés et n’ont pas besoin de l’être dans cette danse de mort qui se termine par un coup de couteau dans la cuisse. »[4] De manière globale, le film interroge une crise identitaire de la virilité, en écho avec notre actualité, d’où la nécessité de s’y référer pour comprendre ses origines.

Enfin, le cinéaste de la Nouvelle Vague applaudit le travail des acteurs qui selon lui concrétisent le scénario.[5] Patrick Bouchitey et Patrick Dewaere font effectivement partie d’une scène émergeante de nouveaux talents. Le premier est révélé par le film de Claude Miller, et le second a déjà fait ses preuves au théâtre et au cinéma, où il donne vie à ses personnages selon une méthode proche de l’Actor studio mêlant précision et naturel.

Parallèlement à l’article de François Truffaut, de nombreux critiques s’accordent sur l’ambiguïté, la subtilité et l’efficacité du film.[6]

Mais La meilleure façon de marcher a également une résonnance toute particulière au sein de la communauté homosexuelle. Le célèbre critique de cinéma et militant pour les droits des homosexuels Jean-Louis Bory écrit dans Le Nouvel Observateur du 23 février 1976 « Claude Miller a réussi un film aigu, tendre, pudique sur les incertitudes du cœur et des sens de l’adolescence. » Il félicite le « tour de force » qu’est celui de « décrire les troubles avec limpidité » et la « haine par peur de la différence »[7], tout en plaçant quelques réserves quant à la représentation classique de l’homosexualité masculine assimilée à la féminité.[8]

 

La meilleure façon de s’inscrire dans l’esprit des années 1970

La meilleure façon de marcher n’est pas le seul film qui traite des subtilités amoureuses et masculines dans les années 1970. Un tour de France et du monde permet de comprendre que le thème se manifeste sous plusieurs angles, et participe à une rhétorique de visibilité en lien avec les discours militants et les revendications légitimes.

En 1970, William Friedkin porte à l’écran un groupe d’homosexuels comme personnages principaux dans son film Les Garçons de la bande, et de l’autre côté de l’Atlantique, Luchino Visconti célèbre la mélancolie amoureuse dans Mort à Venise en 1971. Le même réalisateur filme Ludwig : le Crépuscule des dieux deux ans plus tard, retraçant l’existence de Louis II de Bavière. En 1975 sort en salles Le Droit du plus fort de Rainer Werner Fassbinder qui dépeint les relations sociales et sexuelles d’hommes gays. La même année sont projetés avec plus ou moins de difficultés The Rocky Horror Picture Show (Jim Sharman) et Salò ou les 120 journées de Sodome (Pier Paolo Pasolini, on pense plus particulièrement à la censure internationale qui a frappé ce long-métrage, derrière œuvre du cinéaste avant son assassinat). 1976 marque la réalisation de Sebastiane par Derek Jarman, entièrement tourné en Latin et proposant une traduction homoérotique de la vie du Saint qui a fait scandale. Arthur Bressan Junior propose en 1978 un documentaire sur la situation des homosexuels intitulé Gay USA qui se fonde notamment sur des archives des mouvements et des défilés. Edouard Molinaro réalise à la même époque La Cage aux folles, adaptation de la pièce de théâtre, qui met en scène un couple d’homosexuels dirigeant un cabaret de travestis. En Espagne, Eloy de la Iglesia s’attaque à la question de l’homosexualité dans El diputado qui présente un homme politique gay en proie à des menaces de scandales. Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem réalisent Race d’EP (1979) qui donne à voir une histoire de l’homosexualité en sketches et se positionne dans les pas du cinéma militant.[9]

La meilleure façon de marcher s’introduit donc dans une décennie aux productions hétéroclites : comédies, drames, documentaires, manifestes, biopics, etc. suggèrent ou montrent des personnages masculins bisexuels ou homosexuels, travestis ou non.

La France détient une place originale dans cette histoire du cinéma en rapport avec les questions de sexualités et de genres. En effet, la Nouvelle Vague s’intéresse peu à la représentation des minorités sexuelles, exception faite de l’homosexualité féminine.

Didier Roth-Bettoni dans L’Homosexualité au cinéma rappelle l’ « ignorance » de ce mouvement cinématographique qui tente tant bien que mal d’afficher une « sensibilité queer » dans Les Godelureaux de Claude Chabrol en 1961, et participe davantage à une représentation traditionnelle de l’homosexualité comme dans Les Amitiés particulières de Jean Delannoy (à partir du roman de Roger Peyrefitte) qui fait scandale au sein de l’Église catholique et de la droite à cause des relations entre religieux et jeunes garçons dans un internat.

Outre la catégorisation des représentations, certains films font briller l’homosexualité par son absence : c’est le cas spécifique de Plein soleil de René Clément (1960) basé sur le roman Monsieur Ripley de Patricia Highsmith publié en 1955 (à qui l’on doit L’Inconnu du Nord-Express de 1951 porté à l’écran la même année par Alfred Hitchcock où le maître chanteur et sa victime entretiennent une relation équivoque, et The Price of Salt de 1952 adapté sous le titre de Carol en 2015 par Todd Haynes qui met en scène une relation lesbienne dans l’Amérique conservatrice des années 1950). Dans Plein soleil, les caractéristiques gays des deux personnages sont complètement passées sous silence.

Le manque de personnages homosexuels, doublé d’une possible réticence, s’atténue pendant la décennie 1970.

Les relations entre hommes ne sont plus stigmatisées, si l’on en croit aussi le nombre d’acteurs qui accepte d’incarner des personnages gays dans divers registres. Jean Rochefort se met certes en couple avec une femme dans La Liberté en croupe d’Edouard Molinaro en 1970, éprouvant toutefois des sentiments pour le fils de cette dernière. Michael Londsale interprète un prêtre pédophile dans Le Souffle au cœur (Louis Malle, 1971). Un an plus tard Jean Desailly est détroussé par un tapin dans le film de Jean-Pierre Melville Un flic. Dans La Nuit américaine de François Truffaut en 1973, Jean-Pierre Aumont reçoit son amant sur le tournage d’un film.

En contrepied de l’hermétisme de la Nouvelle Vague, ces quelques exemples et bien d’autres s’accompagnent d’un cinéma d’art et d’essai français qui explore l’homosexualité. En 1974, Adolfo Arrieta réalise Les Intrigues de Sylvia Couski avec Marie France et Hélène Hazera notamment, figures de proue de la scène trans. Interroger les sexualités et les genres passe aussi par les expérimentations cinématographiques du duo Klonaris et Thomadaki.[10]

En somme, La meilleure façon de marcher est aussi celle de filmer une époque et une atmosphère, de faire déambuler le spectateur au sein de l’histoire du cinéma et des représentations. Ce dernier ne peut trouver sa « meilleure façon de marcher » qu’en prenant en considération les événements culturels, sociaux et politiques qui l’ont précédé ; en n’oubliant pas les luttes, ainsi que leurs actrices et acteurs.

 

Sources / Pour aller plus loin

ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007.

La Meilleure façon de marcher, [Film. Scénario et dialogues in extenso], Paris, L’Avant scène, 1976.

[1] La Meilleure façon de marcher, [Film. Scénario et dialogues in extenso], Paris, L’Avant scène, 1976.

[2] Ibidem : François Truffaut, « De l’abstrait au concret », pages 5-6.

[3] Ibidem : François Truffaut, « De l’abstrait au concret », pages 5-6.

[4] Ibidem : François Truffaut, « De l’abstrait au concret », pages 5-6.

[5] Ibidem : François Truffaut, « De l’abstrait au concret », pages 5-6.

[6] Respectivement : José Maria Bescos, Pariscop, 25 février 1976 ; François Forestier, L’Express, 1er mars 1976 ; Claude Beylie, Ecran 76, mars 1976 (in ibidem, pages 55-56).

[7] Ibidem, pages 55-56

[8] ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007, pages 241-242.

[9] ROTH-BETTONI, Didier, op. cit. (chronologie).

[10] Ibidem, pages 218-257.

The Celluloid Closet : un film documentaire manifeste et militant

The Celluloid Closet est tout d’abord un ouvrage engagé et critique, rédigé par Vito Russo, publié en 1981 puis dans une réédition augmentée en 1987. Il fournit l’essentielle trame du documentaire de Rob Epstein et de Jeffrey Friedman sorti en 1995, pour une mise en image didactique accompagnée de riches extraits et interviews, proposant ainsi une histoire des représentations de l’homosexualité à l’écran, des débuts du cinéma aux années 1990.

Rob Epstein et Jeffrey Friedman ont choisi de traiter plutôt objectivement leur sujet d’étude, afin d’interroger le couple contexte historique et enjeux cinématographiques produisant un langage de représentations stéréotypées multiples, explicites ou implicites. Pour rendre compte de la situation du cinéma hollywoodien dans sa globalité, ils mêlent habillement au fil narrateur historicisant porté par la voix de Lily Tomlin qui commente les extraits, des témoignages d’acteurs (Tony Curtis, Whoopi Goldberg, Shirley MacLaine, Tom Hanks, Susan Sarandon, Farley Granger, Antonio Fargas, Harry Hamlin), d’historiens et de théoriciens du cinéma (Richard Dyer), d’écrivains et de journalistes (Armistead Maupin, Susie Bright), de scénaristes (Harvey Forbes Fierstein, Arthur Laurents, Gore Vidal, Stewart Stern, Paul Rudnick) et de producteurs (Jan Oxenberg, Jay Presson Allen, Bary Sandler, John Schlesinger) engagés dans la lutte des droits LGTBQI+ quelle que soit leur orientation sexuelle. Là où Vito Russo évoque dans son livre la difficulté de faire parler les personnalités du cinéma hollywoodien qui craignent une stigmatisation sexuelle, les deux réalisateurs réussissent à solliciter d’illustres individus qui permettent de dessiner un portrait précis de la manière dont est pensé, réalisé et produit le cinéma hollywoodien, à la fois comme principal lieu de diffusion des clichés et comme lieu d’innovations des représentations.

Le documentaire dresse un constat période par période des portraits homosexuels subissant des modifications en fonction du cadre historique et social. De cette manière, Rob Epstein et Jeffrey Friedman rappellent plus que jamais les liens inextricables entre cinéma et histoire. Et il est à Richard Dyer d’affirmer « l’apprentissage de la sexualité par les films », d’où leur importance comme sources et vecteurs de discours, pour celles et ceux qui les professent d’une part, et celles et ceux qui les reçoivent d’autre part.

Quand les débuts du cinéma américain jettent les premières bases des représentations homosexuelles

  1. Une date phare en histoire du cinéma car elle fixe sa naissance. En effet, le 28 décembre a lieu au sous-sol du Grand Café à Paris la première projection payante du cinématographe, invention brevetée par les frères Lumière. Mais de l’autre côté de l’Atlantique et dans l’histoire des représentations homosexuelles, la date fait écho : The Gay Brothers est un court-métrage expérimental réalisé par William Dickson pour les studios du célèbre inventeur Thomas Edison, et offrant au regard deux hommes dansant la valse.

Les tous premiers pas de l’homosexualité au cinéma se font sous le prisme de l’humour, du vaudeville et du spectacle : en aucun cas elle ne constitue le danger immoral et perfide des décennies à venir ! En témoignent notamment les facéties de Fatty Arbuckle qui se grime en femme dans Miss Fatty’s Seaside Loversi (1915) avant d’en faire une de ses spécialités comme le raconte Vito Russo. A Florida Enchantment de Mr. et Mrs. Sidney Drew (1914) met en scène ouvertement des personnages bisexuels et homosexuels en jouant sur les codes de la lesbienne butch et du gay efféminé, qui dès les années 1910, devient une figure incontournable sous l’appellation de « sissy ».

Florence Tamagne dans son article « Genre et homosexualité. De l’influence des stéréotypes homophobes sur les représentations homosexuelles » explique que les « stéréotypes vont se cristalliser autour des figures de l’homosexuel et de la lesbienne, désormais définis par leurs seules pratiques sexuelles, et constitués comme un groupe à part, en marge de la société ». Plus loin, elle suppose que le cliché du gay efféminé provient des thèses de Magnus Hirschfeld, médecin et militant homosexuel, qui reprend l’idée d’un « troisième sexe » doté d’ « une âme de femme dans un corps d’homme ».[i]

Ce jeu sur les genres et l’orientation sexuelle est représenté dans une des scènes de Charlot fait son cinéma en 1914 pendant laquelle il embrasse une femme déguisée en homme, suscitant le sarcasme gestuel d’un compagnon de travail. Le stéréotype s’affirme donc en formule populaire pour reconnaître les personnages homosexuels et faire rire.

La figure du sissy jouit d’une « carrière florissante à Hollywood » comme le met en image The Celluloid Closet. Il faut avant tout se souvenir que le terme « sissy » est une insulte pour désigner un homme à l’attitude et aux pratiques efféminées. La réappropriation de l’injure agit comme un « énoncé performatif » pour reprendre l’expression de Didier Éribon dans Réflexions sur la question gay qui « produit une prise de conscience de soi même comme un ‘autre’ que les autres transforment en ‘objet’ ».[ii]

Avant d’être une prise de conscience et une affirmation telles qu’elles auront lieu à partir des années 1970, le sissy véhicule une visibilité négative : réduisant l’homosexuel à une parodie de la femme cette figure a pour unique but de soulever l’hilarité du public par ses manières (Our Betters de George Cukor en 1933, ou encore La Joyeuse divorcée de Mark Sandrich en 1934). L’apogée du sissy correspond à la période pré-Code (avant 1934) où l’on voit émerger nombre de films et de représentations explicites, soulevant la crainte d’une débauche morale par le gouvernement américain et la future mise en place du code d’autocensure.

Si les sissies et les hommes habillés en femme font rire, ce n’est pas le cas des femmes travesties en homme. Elles renversent de ce fait un héritage des rapports de force et de pouvoir où les femmes occupent la position de sujet inférieur et dominé. En revêtant l’habit d’homme, elles revêtent également son statut social et deviennent leur semblable. Parmi les exemples du livre de Vito Russo, Rob Epstein et Jeffrey Friedman utilisent deux célèbres films pour illustrer leurs propos. D’un côté Marlene Dietrich dans Morocco (Josef von Sternberg, 1931) embrasse pendant un spectacle une femme : pour l’auteur de The Celluloid Closet, l’androgynie de l’actrice et son baiser sont au service d’une « attraction exotique » afin d’attirer l’attention de Gary Cooper. Or il n’en demeure pas moins que ce baiser, aussi furtif et attractif soit-il, offre une visibilité et une référence lesbienne. Le documentaire rappelle par ailleurs que La Reine Christine de Rouben Mamoulian (1933) basé sur la vie de Christine de Suède n’a pas échappé à la relecture édulcorée hollywoodienne : l’indépendance de la légendaire souveraine cède au conformisme sentimental et à l’abdication politique.

Les effets du code d’autocensure

Appliqué de 1934 à 1966, le Motion Picture Production Code, plus souvent connu sous le nom de « Code Hays », découle d’une longue série de mises en garde et de réglementation pour le contrôle des films hollywoodiens. Déjà, dès le début du cinéma, la censure touche le contenu des films et la vie des stars. Petit à petit vont se concrétiser des actions visant à contrôler les films afin d’éviter les pertes financières liées aux comités de censure locaux et fédéraux. Le sénateur William Hays se voit rapidement confier la tâche d’ériger une liste de « Don’t » et « Be careful » visant à régir les représentations en termes de nudité, de sexualité, de profanation, de drogues, d’alcool, de vie familiale et conjugale, etc. Un premier code est mis en place en 1930, mais trop peu respecté et efficace. Et c’est en 1934, sous la pression de la Ligue de Vertu, que l’application du code d’autocensure est effective sous la direction de Joseph Breen, censeur en chef d’Hollywood. Les principes du code sont simples : il s’agit d’éduquer et d’élever les esprits en prônant les valeurs morales. Les films sont soumis à un fonctionnement strict : il est certes possible d’enfreindre la liste des infractions mais toujours sous couvert de justifications scénaristiques ; tout écart doit davantage être suggéré que montré, et enfin toute déviation morale ne doit être ni séduisante ni excitante.

Au regard de ces critères, de nombreux films subissent une écriture par la censure. C’est notamment le cas du Poison (Billy Wilder, 1945) qui proposait comme personnage un écrivain à la sexualité ambiguë se substituant à un écrivain alcoolique. Feux croisés (Edward Dmytryk, 1947) qui donnait à voir un film sur la persécution des gays se transforme en un film sur des crimes antisémites.

Le « Code Hays », au-delà des réécritures scénaristiques sous la pression de la censure, renforce des références implicites à l’homosexualité tout en stigmatisant l’homosexuel comme personnage pervers et dépravé, nouvelle figure du cinéma hollywoodien.

The Celluloid Closet prend pour exemple La Fille de Dracula sorti en 1936 et réalisé par Lambert Hillyer. L’homosexualité représentée à demi-mot n’est toutefois pas gommée et assimile le désir lesbien de la comtesse Marya Zaleska à la mort (une parfaite illustration cinématographique du couple Éros / Thanatos).

Il en va de même pour Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940) qui ne renvoie jamais explicitement à l’homosexualité féminine mais, qui, par le biais de la célèbre scène où Mrs. Danvers touche sensuellement les fourrures et ouvre les placards de lingerie de la défunte maîtresse de maison, met à l’écran une obsession amoureuse sordide.

Un an plus tard sort en salles Le Faucon maltais de John Huston où là encore on peut comprendre que le personnage principal est homosexuel lorsqu’il évoque le parfum des gardénias – d’ailleurs dans le roman, le personnage est ouvertement gay.

Le coup de maître revient à Alfred Hitchcock pour La Corde (1948) : le documentaire explique que les censeurs ne se sont pas rendu compte du couple homosexuel meurtrier que formaient à l’écran les deux acteurs.

Soit enfermées, soit malades, c’est ce que permet le code d’autocensure en terme de représentations puisque Femmes en cage (John Cromwell, 1950) se situe dans une prison dirigée par une imposante et violente matrone. Dans La Femme aux chimères [Young Man with a Horn] de Michael Curtiz sorti la même année, le mari (Kirk Douglas) de Lauren Bacall lui rétorque « You are a sick girl, Amy, you should see a doctor. »

Les exemples se multiplient au fur et à mesure des années durant lesquelles est appliqué le code, de La Fureur de vivre (Elia Kazan, 1955) en passant par Thé et Sympathie (Vincente Minnelli, 1956), mais aussi par Ben-Hur (1959) où Gore Vidal propose à William Wyler de mettre en scène une histoire d’amour implicite entre Ben-Hur et Messala. La même année, Certains l’aiment chaud de Billy Wilder transgresse les genres aussi bien cinématographiques que masculin et féminin[iii] et conclut sur l’idée que « Notre sexualité est multiforme »[iv]. Le film n’est pas censuré car il joue sur le registre de la comédie, mais a le mérite de questionner la sexualité et le genre au nez du code.

Soudain l’été dernier de Joseph L. Mankiewicz adaptée de la pièce éponyme de Tennessee Williams sort en 1959 et narre l’histoire de femmes rabattant des hommes pour Sebastian. Le New York Times critique vivement le long-métrage afin de prévenir le public du vice : « Si vous voulez voir le viol, l’inceste, la sodomie, le cannibalisme : c’est le bon film ! » qui finalement se précipitera en salles. Florence Tamagne s’attarde sur ce film dans son article. Elle note en effet que le héros est dépourvu de visage et de voix, jusqu’au supplice final. Aussi, sa mémoire et son histoire ne sont relatées que par le biais d’Elizabeth Taylor et de Montgomery Clift incarnant son psychiatre. L’historienne démontre en quoi le film utilise des références homosexuelles sans pour autant l’évoquer explicitement : c’est principalement le nom du personnage, Sebastian, qui rappelle le saint martyr considéré comme une figure homo-érotique.[v]

Dans La Rumeur (William Wyler, 1962, d’après la pièce de Lillian Hellman), Shirley MacLaine (Martha Dobie) ne supporte plus ses sentiments pour Audrey Hepburn car « [Elle se] sen[t] sale et malade ». Une rumeur basée sur une accusation d’enfant qui irrigue tout le long-métrage sans être formulée et qui est à l’origine du suicide de Martha. Ce film participe à cette longue généalogie des représentations homosexuelles où les personnages se tuent à cause de leur orientation et de la pression sociale qui assigne l’homosexualité à la maladie (celle-ci étant reconnue comme pathologie jusqu’en 1973 aux États-Unis et jusqu’en 1992 en France).

L’après-Code : quelles représentations ?

La fin du code est marquée par le retour de films traitant frontalement de sexualité et préparant la vague de libération des années 1960-1970. Néanmoins, elle reste assez défavorable à une image positive de l’homosexualité dans les films. Et si les émeutes de Stonewall en 1969 ont initié une prise de parole contestatrice par les lesbiennes et les gays, l’industrie cinématographique continue de relayer des stéréotypes et d’user de l’invisibilisation. Rares sont donc les exemples qui se détachent du contexte historique et donne à voir de façon bienveillante l’homosexualité : Les garçons de la bande de William Friedkin (1970) demeure une exception.

Les années 1980 offre davantage de visibilité et de représentations diversifiées, ouvrant la voie à des films explicitement homosexuels – parfois pour un public homosexuel – se poursuivant dans les années 1990.

La Chasse [Cruising] de William Friedkin (1980) met en scène le milieu SM gay infiltré par un policier (Al Pacino) à la recherche d’un tueur en série d’homosexuels. Arthur Hiller réalise Making Love en 1982 avec Harry Hamlin qui témoigne dans The Celluloid Closet des enjeux d’un rôle d’homosexuel en début de carrière qui selon son agent la détruirait. Le film innove en dépeignant à l’écran l’amour tendre entre deux hommes, ce qui a eu comme premier effet de choquer les spectateurs et d’interroger la différence de perception entre représentations de l’homosexualité masculine et de l’homosexualité féminine.

En effet, si l’homosexualité masculine touche les questions de virilité et met mal à l’aise les spectateurs hommes, il n’en est pas de même pour l’homosexualité féminine qui offre un spectacle excitant pour ceux-ci. Au-delà de cet aspect, Susan Sarandon évoque ses souvenirs sur le tournage des Prédateurs de Tony Scott sorti en 1983. Le scénario suggérait que sa relation avec Catherine Deneuve était sous l’emprise de l’alcool, ce contre quoi elle protesta afin d’affirmer la possibilité du désir lesbien détaché de l’excuse de l’ivresse.

En écho à l’ouvrage augmenté de Vito Russo, le documentaire propose un panorama des films des années 1990 qui mettent à l’écran des personnages homosexuels dénués de stéréotypes et dans des histoires diverses. Notons le très célèbre Thelma et Louise de Ridley Scott (1991) qui a joui de nombreuses relectures féministes et homosexuelles, de Garçon d’Honneur (Ang Lee, 1993) et surtout de Philadelphia de Jonathan Demme (1993, aussi réalisateur du Silence des Agneaux). Le film permet à Tom Hanks de gagner son premier Oscar du meilleur acteur et s’attaque à la thématique du Sida afin de sensibiliser les spectateurs.

The Celluloid Closet présente en somme une histoire des ‘ghettos visuels’ en termes de stéréotypes, à contrebalancer toutefois avec les innovations scénaristiques qui tentent de représenter et de bricoler des personnages homosexuels dans les années d’invisibilisation hollywoodiennes. Or, ces films aux discours équivoques peuvent également être considérés comme une réappropriation des images par la culture homosexuelle, avant que les mouvements de revendication et la refonte du système hollywoodien ne permettent de figurer des personnages explicitement lesbiens et gays à partir des années 1970-1980.

Céline Dubois

 

Sources / Pour aller plus loin

CERISUELO, Marc et VAN REETH, Adèle,  « Mélange des genres (4/4) : Certains l’aiment chaud de Billy Wilder », Les Chemins de la philosophie, France Culture, 23 août 2017, [en ligne], URL : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/melange-de-genres-44-certains-laiment-chaud-de-billy-wilder

ÉRIBON, Didier, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999.

ROONEY, David, « The Celluloid Closet », Variety, 11 septembre 1995, [en ligne], URL : https://variety.com/1995/film/reviews/the-celluloid-closet-1200442947/, consulté le 8 novembre 2018.

RUSSO, Vito, The Celluloid Closet. Homosexualy in the movies, Harper & Row, New York, 1987.

TAMAGNE, Florence, « Genre et homosexualité. De l’influence des stéréotypes homophobes sur les représentations de l’homosexualité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2002/3 (no 75), p. 61-73.

 

 

[i] TAMAGNE, Florence, « Genre et homosexualité. De l’influence des stéréotypes homophobes sur les représentations de l’homosexualité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2002/3 (no 75), p. 61-73. Elle cite l’article « Les types sexuels intermédiaires » de Magnus Hirschfeld paru en 1910.

[ii] ÉRIBON, Didier, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, p. 30-31.

[iii] CERISUELO, Marc et VAN REETH, Adèle,  « Mélange des genres (4/4) : Certains l’aiment chaud de Billy Wilder », Les Chemins de la philosophie, France Culture, 23 août 2017, [en ligne], URL : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/melange-de-genres-44-certains-laiment-chaud-de-billy-wilder (consulté le 08 août 2018).

[iv] D’après Tony Curtis.

[v] TAMAGNE, Florence, op. cit.

Olivia de Jacqueline Audry (1950) ou la formule cinématographique lesbienne du roman initiatique

Dans son approche de la pratique du cinéma, Jacqueline Audry se place comme pionnière atypique et émancipée. En effet, ses seize longs métrages sur une durée de vingt-trois ans (1946-1969) marquent un tournant : une volonté de féminiser le métier de réalisateur et d’y impulser des revendications propres à la condition des femmes en traitant des thématiques de genre, de sexualité, et en dépassant la frontière des genres cinématographiques.

Sa formation technique et son parcours de cinéaste nourri par des bouleversements sociaux et politiques (régime de Vichy, quatrième et cinquième république) dessinent une carrière singulière.

Issue d’une famille modeste, elle se passionne très jeune pour le cinéma, tout comme sa sœur Colette se passionne pour la littérature. D’ailleurs, les compétences de chacune permettront aux deux sœurs de collaborer sur des projets cinématographiques : Colette adaptant à plusieurs reprises des romans pour Jacqueline.

Les métiers du cinéma dans les années 1930 pendant lesquelles Jacqueline débute son apprentissage sont majoritairement masculins – on omet volontairement la présence des monteuses – et malgré son poste de scripte puis d’assistante, ainsi qu’une préparation au Centre Artistique et Technique des Jeunes du Cinéma (CATJC) de Nice pour la « mise en film », ce n’est qu’en 1943 (soit dix ans après avoir commencé une formation relative à son souhait de devenir réalisatrice) que Jacqueline Audry réalise son premier film de fin d’étude : Les Chevaux du Vercors. Brigitte Rollet, historienne du cinéma, relate dans Jacqueline Audry. La femme à la caméra cet itinéraire complexe et exceptionnel pour une femme durant cette époque de transition qui marque à la Libération la fin du CATJC, l’émergence de l’Institut Des Hautes Études Cinématographiques (IDHEC) et du Centre National du Cinéma (CNC). Son trajet, du métier de scripte à celui de réalisatrice en passant par l’assistanat, démontre certes la difficulté pour une femme d’arriver à ses fins dans les années 1940 (quel que soit le métier envisagé), mais lui apporte de considérables connaissances sur l’univers cinématographiques et forge ses qualités de cinéaste.

Si sa sœur Colette revendique un engagement politique frontal aux côtés de Simone de Beauvoir avec qui elle prend position pour la rédaction du Deuxième sexe, Jacqueline, quant à elle, s’attache davantage à critiquer les normes et à exprimer ses opinions par le biais de la caméra.[i]

Sans conteste cinéaste de la modernité, elle manifeste un goût prononcé pour les adaptations littéraires comme le prouvent Huis-clos de 1954 (elle met à l’écran la pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre de 1943-1944), La Garçonne de 1957 (d’après le roman éponyme de Victor Margueritte, 1922) ou encore Olivia (1950, adapté du roman du Dorothy Bussy). C’est cette dernière adaptation qui s’inscrit dans une thématique à la mode dans les années 1940-1950, à savoir les « films de pensionnats ».

 

Le « film de pensionnats » ou l’éducation sentimentale équivoque

Depuis les années 1930, le « film de pensions » ou le « film de pensionnats » devient un thème à la mode. Il met souvent en scène un univers clos, des relations hiérarchiques complexes et ambiguës, voire sadomasochistes (Au royaume des cieux de Julien Duvivier en 1949 propose dans le personnage de Suzy Prim une directrice d’école refoulée et sadique)[ii], entre enseignants et élèves, saupoudrées de conservatisme religieux. Notons à cet égard que le régime de Vichy autorise de nouveau le droit d’enseigner aux religieux d’où sa représentation à l’écran.

Olivia de Jacqueline Audry s’insère dans un corpus de « films de pensions » qui s’étend des années 1930 aux années 1960 et au sein duquel Jeunes filles en uniforme et Les Amitiés particulières bordent la chronologie.

 

Léontine Sagan, Jeunes filles en uniforme, 1931

Réalisé en 1931 par Léontine Sagan, Jeunes filles en uniforme jouit d’un relatif succès bien que sa version américaine ne soit édulcorée comme le rappelle Didier Roth-Bettoni[iii] dans son ouvrage L’Homosexualité au cinéma. L’année est d’ailleurs riche en termes de représentations lesbiennes implicites puisque le très célèbre Morocco (Cœurs brûlés) de Josef von Sternberg sortira en France en janvier.

La particularité du film ne réside pas tant dans son adaptation d’après la pièce de Christa Winsloe, Gestern und Heute parue en 1930, mais plutôt dans sa capacité à avoir suscité chez la dramaturge le souhait d’écrire un ouvrage après le succès du film en Allemagne et aux États-Unis, néanmoins interdit sous le régime nazi.

Winsloe et Sagan, par le biais de leur propre moyen d’expression, prônent le désir lesbien dans une société patriarcale contraignante et proposent une utopie dans laquelle la liberté d’aimer outrepasse les carcans moraux en vigueur.

Le remake de Géza von Radványi (Mädchen in Uniform) en 1958 avec Romy Schneider dans le rôle de Manuela et Lilli Palmer dans celui de Mademoiselle Élisabeth von Bernburg accentue davantage la relation amoureuse des deux femmes, teintée d’une admiration écolière. Mais son caractère plus doucereux enlève, d’après Didier Roth-Bettoni[iv], la consistance sociale et politique inhérente au film de Sagan à lire comme une critique féministe de la hiérarchie ambiante. L’interprétation de Don Carlos y étant une allusion manifeste de l’insoumission face à l’oppression (disciplinaire).[v]

 

Deux autres longs métrages produits dans les années 1930 font naître le désir et l’amour entre deux jeunes filles dans une institution.

Club de femmes (Jacques Deval, 1936) exprime outre la jalousie d’Alice pour le compagnon de Juliette, mais également la dévotion amoureuse extrême (elle commet un crime pour venger son amie). Une année plus tard, Serge de Poligny adapte Claudine à l’école d’après le roman de Colette publié en 1900.[vi]

Crypto-lesbiens, cela peut être le cas pour ces deux films qui ne formulent jamais clairement les liens affectifs qui unissent les amies. Or Olivia de Jacqueline Audry ne s’aventure pas sur les chemins de l’ambiguïté et de l’interprétation en affichant sans détour un couple de femmes, avec son histoire, ses aléas, et la fascination qu’il suscite pour certaines pensionnaires…

 

Jacqueline Audry, Olivia, 1950

Olivia doit beaucoup aux Jeunes filles en uniforme de Léontine Sagan. En effet, Brigitte Rollet raconte que Colette, la sœur de Jacqueline, a écrit les dialogues français et que Dorothy Bussy, lectrice des Claudine et inspirée par le succès du film, s’est appliquée à la rédaction de ses mémoires adolescentes, débutée dans les années 1930.

C’est en 1949 que paraît en Grande-Bretagne Olivia chez Hogarth Press (maison d’édition fondée par Leonard et Virginia Woolf). Roger Martin du Gard alors ami d’André Gide traduit en Français le roman autobiographique. L’œuvre connaît un succès immédiat par une traduction en sept langues et le nombre de ventes considérables.[vii]

Les deux sœurs Audry négocient rapidement les droits d’adaptation : Colette se charge d’ajuster le roman pour l’écran ; Pierre Laroche écrit les dialogues. Et Jacqueline signe avec Olivia le parfait modèle du « film de pensions » qui illustre son goût pour l’apprentissage sentimental.

Olivia (Marie-Claire Olivia) est une élève pour qui Mademoiselle Juliette (Edwige Feuillère), professeure, éprouve des sentiments. Compagne de Mademoiselle Cara (Simone Simon) avec qui elle dirige le pensionnat, cette dernière suscite la jalousie d’Olivia qui souhaite, à l’instar de certaines de ses camarades, attirer l’attention de Juliette.

Jeux de provocation et de rivalité amènent au suicide de Cara, au départ de Juliette pour le Canada et d’Olivia pour l’Angleterre.

À la froideur des Jeunes filles en uniforme et de Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933) qui sont pris comme exemples par Brigitte Rollet, Olivia tranche grâce à sa frontalité originale et par sa mise en scène de personnages bienveillants (il ne s’agit pas ici de relations sadiques même s’il y a jalousie et tromperies). L’institution n’est pas tant le lieu d’expression d’un pouvoir démesuré et inégal que le support d’un roman initiatique sur l’amour et la sexualité.

Aussi la chaleur des relations humaines que souhaitent dégager Audry s’exprime à travers un décor tout en courbes qui s’opposent à l’austérité rectiligne de la mise en scène de Sagan. Même si les deux longs métrages partagent des similitudes en termes d’objet, il n’en demeure pas moins que la réalisatrice française insuffle une liberté morale et un traitement de l’homosexualité plus explicité qui bouleversent les normes sexuelles, les cadres sociaux pour ne pas faire de l’homosexualité des directrices le sujet principal au profit de « l’éveil à l’amour tout court d’une jeune fille » pour reprendre les mots de l’historienne du cinéma.

Toutefois Olivia ne connaîtra pas de happy end au sens propre et figuré. Car si la fin tragique n’admet pas l’influence du carcan moralisateur, celui-ci se fait sentir lorsque le film est absent du Festival de Cannes, à cause du coup de la censure.[viii]

 

Dans un registre beaucoup moins sympathique, Dortoir des grandes d’Henri Decoin (1953) poursuit la thématique du « film de pensions » de filles où se croisent Jean Marais, Françoise Arnoul, Denise Grey, Jeanne Moreau, Louis de Funès et bien d’autres mêlés à une sordide histoire de meurtre dans un collège à la réputation stricte.

Quatre ans plus tard, André Hunebelle réalise Les Collégiennes qui se concentre sur le personnage de Catherine (Marie-Hélène Arnaud), tiraillée par une foule de sentiments. Notons que Catherine Deneuve y fait sa première apparition à l’écran en petite écolière.

 

Du côté des garçons : Les Amitiés particulières de Jean Delannoy (1964)

Dans un collège catholique des années 1920-1930, Les Amitiés particulières de Jean Delannoy (1964) met en images l’autobiographie de Roger Peyrefitte qui reprend le thème du « film de pensions » et ses caractéristiques, à savoir le système clos et répressif.

Entre une homosexualité explicite de la part de certains prêtres et élèves, et l’inévitable suicide, le tout macérant dans un régime religieux autoritaire, le film est vivement condamné par l’Église catholique qui souhaite lui imposer une censure en interdisant la projection aux moins de dix-huit ans.

Sa réception critique positive au Festival de Venise jouera en sa faveur.[ix] Mais Les Amitiés particulières reste le produit d’une époque d’inconfort (peut-être toujours actuelle) où homosexualité – sexualité – et religion ne font pas bon ménage.

 

Univers pensionnaire, univers pénitentiaire : des personnages lesbiens séquestrés par la société

Le « film de pensionnats » fera également partie d’une catégorie plus vaste de longs métrages exposant des personnages enfermés dans un système coercitif auquel participe l’univers carcéral. Ici une fois encore, les relations lesbiennes s’agrémentent de rapports de soumission et de domination, mais aussi de tendresse.

Cet objet cinématographique sillonne une période similaire et se projette bien au-delà. Léonide Moguy réalise en 1938 Prison sans barreaux (Prison Without Bars pour la version anglaise de Brian Desmond Hurst, la même année) : deux détenues alimentent une relation au sein d’une prison où la direction tend à privilégier des méthodes plus pédagogiques et moins avilissantes. Vingt ans plus tard, Maurice Cloche présente Prison de femmes avec Danièle Delorme dans le rôle titre et dépeint la proximité des prisonnières. Côté américain, Caged (Femmes en cage) de John Cromwell sort la même année qu’Olivia et fait de la prison un vivier de rapports homosexuels, de domination et de conditionnement. En 1988, Charlotte Silvera ne fait aucun doute avec ses Prisonnières qui entretiennent tant des relations conflictuelles qu’intimes explicitées (la vague libéralisatrice et la dépénalisation de l’homosexualité en 1982 étant passées par là).[x]

Qu’importe le propos à l’écran ou la position du réalisateur / de la réalisatrice, l’homosexualité peut être perçue telle une perversion contagieuse qui se répand dans un milieu clos où l’hétérosexualité est menacée[xi], ou telle une revendication libertaire dans un environnement pensionnaire ou pénitentiaire métaphorique d’une société oppressive (qui l’est d’autant et toujours plus envers les femmes). Plus récemment, la série Orange is the New Black exprime nettement ce point de vue pendant sept saisons.

 

La postérité du sujet homosexuel chez Jacqueline Audry

Rare femme réalisatrice, Jacqueline Audry ne se contente pas de mettre en scène des personnages homosexuels dans Olivia uniquement : elle en fait un motif récurrent de sa filmographie.

En témoigne Inès Serrano interprétée par Arletty dans l’adaptation de la pièce de Jean-Paul Sartre, Huis-clos en 1954. Le long-métrage peut être considéré comme un discours interpellant le spectateur sur les questions relatif au genre féminin et masculin. Toutefois la critique est assez négative à l’issue de sa sortie (ajoutée à un tournage difficile).

En 1957, Jacqueline Audry s’attaque à l’adaptation cinématographique de La Garçonne, roman de Victor Margueritte de 1922. Deux autres longs métrages la précèdent et se basent sur l’histoire de Monique Lherbier, scandaleuse héroïne à sa parution qui révèle une volonté d’émancipation, remet en cause de la hiérarchie homme / femme, entretient des relations sexuelles libres avec des individus du sexe opposé et du même sexe… Un sujet sulfureux qui donne à matière pour les cinéastes puisqu’Armand du Plessy tourne un film éponyme un an après la publication et voit son œuvre bannie par la censure directement après sa sortie. La proposition de Jean de Limur en 1936, qui comme Jacqueline Audry suggère davantage plus qu’il ne montre, échappe à la condamnation juridique et morale, et met en scène également Arletty dans le rôle de Niquette, la maîtresse de Monique. On apercevra Édith Piaf qui chantonne quelques paroles pour tenter de séduire l’héroïne. Enfin Étienne Périer adapte en 1988 le roman de Victor Margueritte, et on ne pense déjà plus à la censure.

Pour finir, Le Secret du chevalier d’Éon de Jacqueline Audry (1959-1960) s’appuie sur la célèbre histoire de Charles d’Éon de Beaumont, diplomate et espion travesti qui procure un support intéressant pour les réflexions d’identités sexuelles et de genre au XVIIIe siècle.[xii] Le père du chevalier d’Éon est un homme ruiné qui protège son héritage en travestissant l’identité de son dernier enfant. Andrée Debar (Monique dans La Garçonne) joue le rôle de Geneviève d’Éon / le Chevalier d’Éon et multiplie les relations ambiguës avec les femmes qui l’entourent, notamment la Tsarine Elisabeth. Tout comme pour La Garçonne, les deux longs métrages se conclut sur une hétérosexualité triomphante mais ils n’empêchent pas de soulever des remises en cause des normes, des identités et des hiérarchies (l’accès au pouvoir étant une des motivations du travestissement des femmes).[xiii]

Son statut de réalisatrice, ses thèmes cinématographiques et sa technique ont été un frein dans la reconnaissance de Jacqueline Audry comme figure majeure du cinéma français d’après-guerre, souvent éclipsée par la Nouvelle Vague masculine des années 1960. Brigitte Rollet indique de cette manière le « processus d’invisibilisation » dont elle a été victime à cause d’une historiographie sélective[xiv] qui rappelle encore une fois la marginalité forcée qui est appliquée aux femmes dans la société, ici cinématographique (Alice Guy, première réalisatrice reconnue en tant que telle, et Germaine Dulac, cinéaste et critique des années 1920, sont aussi stigmatisées par l’oubli).

Céline Dubois

 

Sources / Pour aller plus loin

CAIRNS, Lucille, Sapphism on Screen: Lesbian Desire in French and Francophone Cinema, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2006.

DELABRE, Anne et ROTH-BETTONI, Didier, Le cinéma français et l’homosexualité, Paris, Éditions Danger public, 2008.

DYER, Richard, Now You See It. Studies on Lesbian and Gay Film, Londres, Routledge, 1991.

MENNEL, Barbara, Queer Cinema: Schoolgirls, Vampires and Gay Comboys, New York, Columbia University Press, 2012.

PHILBERT, Bertrand, L’Homosexualité à l’écran, Paris, H. Veyrier, 1984.

ROLLET, Brigitte, Jacqueline Audry. La femme à la caméra, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007.

STEINBERG, Sylvie, La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001.

 

[i] ROLLET, Brigitte, Jacqueline Audry. La femme à la caméra, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

[ii] ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007 (in chap. « Les années du placard (1935-1959) » pages 59  à 139).

[iii] ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, op. cit., pages 8-9.

[iv] Ibidem (in chap. « Les années du placard (1935-1959) » pages 59  à 139).

[v] MENNEL, Barbara, Queer Cinema: Schoolgirls, Vampires and Gay Comboys, New York, Columbia University Press, 2012, pages 16 à 20.

[vi] DELABRE, Anne et ROTH-BETTONI, Didier, Le cinéma français et l’homosexualité, Paris, Éditions Danger public, 2008.

[vii] ROLLET, Brigitte, op. cit., pages 85 à 109.

[viii] Ibidem, pages 109 à 131.

[ix] ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, op. cit., pages 227-230.

[x] DELABRE, Anne et ROTH-BETTONI, Didier, Le cinéma français et l’homosexualité, Paris, Éditions Danger public, 2008.

[xi] PHILBERT Bertrand, L’Homosexualité à l’écran, Paris, H. Veyrier, 1984.

[xii] STEINBERG, Sylvie, La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001.

[xiii] ROLLET, Brigitte, op. cit., pages 85 à 109.

[xiv] Ibidem, pages 161-177.

La Féline : une lecture queer

La Féline, Jacques Tourneur, 1942, USA

La Féline sort sur les écrans en 1942. Le Code Hays est alors en place depuis huit ans aux Etats-Unis. Ce fameux code de censure qui régit le cinéma hollywoodien n’autorise aucune représentation de « perversion sexuelle », sans plus de précision. Si taboue qu’elle ne peut être nommée, l’homosexualité fait partie de ces perversions. Cinéastes et scénaristes usent donc de ruses pour l’exprimer et contourner le code, à défaut de pouvoir la montrer ouvertement. Une lecture queer de certains films, attentive à quelques indices le plus souvent invisibles aux yeux des spectateurs et spectatrices hétéro, permet d’en comprendre le sous-texte gay ou lesbien.

La Féline est un bon exemple de ce cryptage pas toujours heureux. Ni le scénario ni les dialogues ne font une allusion directe à un quelconque saphisme de sa protagoniste. Encore moins est-il le moteur du récit, donc le sujet du film. L’histoire ? Irena Dubrovna (interprétée par Simone Simon), jeune femme serbe, rencontre Oliver Reed dans un zoo où elle dessine une panthère. Ils sympathisent rapidement car l’étrangère se sent seule en Amérique, et finissent par se marier. Pourtant, Irena refuse de coucher avec son époux, et même de l’embrasser. La faute à une terrible malédiction ayant touché ses ancêtres, qui transforme les femmes en dangereuses panthères à la moindre émotion (colère, passion, désir, jalousie). Oliver invite sa femme à aller consulter un psy pour lâcher cette croyance irrationnelle et accepter de consommer le mariage. Mais tandis qu’il se rapproche de sa collègue moins farouche, un animal félin sème la terreur, qui pourrait bien être Irena…

la félineFrustration cryptée

A priori, rien de très lesbien dans cette histoire assurément hétéro qui ne cherche qu’à réunir les deux sexes opposés sous la couette. Mais on sait bien que les films fantastiques cristallisent paranoïa collective et peur de l’Autre. Dans un cinéma américain puritain, capitaliste, blanc, hétéro, l’Autre pouvait être le communiste (voir les films de SF des années 1950) et/ou l’homosexuel :deux fléaux qui menaçaient l’american way of life et l’harmonie de la cellule familiale. Il n’est donc pas si difficile de déceler dans la malédiction qui ronge la communauté féminine d’Irena une métaphore de son lesbianisme permettant de ne jamais prononcer ce mot, grâce à une série d’indices cryptés. Car, reprenons les choses simplement : le “problème” d’Irena est d’abord… son refus de coucher avec un homme. Cette légende incroyable de tribu féline dont elle serait descendante semble une excuse abracadabrantesque pour éviter un accouplement hétéro. Ou le signe de sa frigidité, souvent assimilée à l’homosexualité comme l’a remarqué le théoricien Richard Dyer, spécialiste des représentations homosexuelles au cinéma. Il remarqua 1 que les homo des films noirs (et ce constat vaut pour d’autres genres, notamment le fantastique) ne sont pas explicitement sexuels, se définissant paradoxalement par tout sauf ce qui fait précisément leur différence ! Au contraire, ces personnages sont soumis à une frustration qui permet de ne jamais montrer l’assouvissement de leurs appétits sexuels : frustration de la vie de couple, remplacée par des duos maître/esclave ou servante/maîtresse (Rebecca d’Alfred Hitchcock, 1940) ; frustration de la paternité, exemplairement dans les Frankenstein, où des savants procréent sans femme ; frustration des désirs qui rendent par exemple la femme amoureuse d’une absente (Rebecca encore) ; frustration de la normalité qui assimilent gays et lesbiennes à des malades.

Un p’tit tour chez le psy

A ce sujet, La Féline est encore un excellent exemple puisqu’Irena est invitée par l’époux « normal » (hétéro) à consulter un psychiatre pour retrouver le chemin du lit conjugal et rentrer dans le rang du devoir domestique. Lequel psy se propose même d’embrasser la jeune femme pour lui faire retrouver ses esprits. Car, bien sûr, les lesbiennes le sont car elles n’ont pas encore rencontré un homme un vrai. Pour les soigner, rien de tel qu’un contact masculin, quitte à les forcer un peu. Mais n’est pas James Bond qui veut (lequel obligera un peu Pussy dans Goldfinger (1964) à un baiser… qui détournera ce personnage de son goût pour les femmes !). Irena envoie balader ce psy pas très subtil qui a certainement lu les théories des sexologues. Rédigés à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, ces écrits de Havelock Ellis, Sigmund Freud & Co ont été vulgarisés, parfois grossièrement, et ont largement contribué à faire de l’homosexualité une maladie mentale (ce qu’elle sera aux Etats-Unis jusqu’en 1973).

La médicalisation des lesbiennes fera la fortune de quelques films durant plusieurs décennies. En 1936, La Fille de Dracula veut être une « femme normale » et consulte un psychiatre pour se débarrasser d’une malédiction (décidément !) héritée de son père, confondant lesbianisme et vampirisme. L’héroïne est elle aussi une étrangère, venue de Transylvanie, qui distille le Mal en Amérique. En 1950, dans La Femme aux chimères, voyant sa cruelle épouse Amy (Lauren Bacall) l’abandonner pour suivre une élégante artiste en Europe, Rick (Kirk Douglas) lui dit qu’elle est malade et devrait consulter un médecin. Le placard d’Hollywood ressemble de plus en plus à une grande salle d’attente de clinique psychiatrique…

la félineL’animalité prédatrice

La Féline développe un autre poncif des représentations lesbiennes au cinéma : la prédatrice. Sur grand écran, à l’ère du Code, la lesbienne est généralement un être en quête de proies faciles, tour à tour butch sadique (la matrone de Femmes en Cage en 1950 ou l’héroïne de The killing of Sister George ? en 1968), vampire sanguinaire, femme fatale émasculatrice… ou gros méchant chat qui griffe des peignoirs. La panthère du film de Tourneur peut être comprise comme une métaphore du lesbianisme d’Irena. Ses visites régulières, y compris de nuit, à l’animal du zoo, créent une connivence entre ces deux créatures maléfiques. La bestialité refoulée de la jeune femme ne cesse de la ramener auprès de son alter ego en cage, comme poussée par des pulsions. Elle est aussi reconnue par une étrange femme aux yeux de chat qui l’interpelle en serbe en l’appelant sa « sœur » dans un restaurant. L’homosexuelle est réduite à un instinct animal, un désir prédateur, qui la différencie de l’humain, de la raison, de la norme.

Il n’est donc pas étonnant de voir (ou plutôt de deviner) plus souvent des lesbiennes dans les genres sombres d’Hollywood. Les structures manichéennes du fantastique, du film noir ou du gothique, mettent d’emblée ces personnages du côté du Mal ou finissent par les y renvoyer, le plus souvent par la mort. Irena n’échappe pas à cette règle assassine, allant finalement se donner à sa panthère. Tourneur ne filme jamais frontalement son héroïne transformée en félin mais son ombre effrayante glissant sur les murs et les pavés. Un moyen très économique de créer l’angoisse, et une façon de représenter l’irreprésentable, de l’associer à quelque chose de spectrale et de fantomatique, comme on le retrouve dans Rebecca ou La Maison du diable (Robert Wise, 1963).

Pour autant, la détresse de quelques-unes des ces héroïnes dont fait partie Irena provoque une certaine empathie qui sauve des films comme La Féline d’une simple mise à mort homophobe sans nuance. Ce film manifeste subtilement le sort auquel la société américaine condamne les lesbiennes, vouées à n’être que des ombres inquiétantes, des fantômes menaçants, irreprésentables mais pourtant bien présentes, effrayantes et damnées.

Estelle Bayon

1 Dans son article « Homosexualité et film noir », publié dans Jump Cut, 1977.

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La Féline, Jacques Tourneur, 1942 © RKO

Les Lèvres rouges – L’affranchie

Les Lèvres rouges, Harry Kümel, 1970, France-Belgique

Sorti la même année que The Vampire Lovers, en 1970, Les Lèvres rouges n’a pas grand-chose à voir avec la vague d’horreur vampiro-érotico-lesbienne qui déferle alors sur l’Europe. Le film belge d’Harry Kumel est pourtant bien l’histoire de la séduction d’une jeune et belle innocente par une vampire fascinante, âgée de plusieurs siècles. Il propose une version lipstick, glamour et néanmoins dark d’un personnage historique que la légende a surnommé la « Comtesse Dracula » : Erzsébet Báthory.

Cette comtesse hongroise du XVIIe siècle aurait torturé et tué des dizaines voire des centaines de jeunes filles par pur plaisir sadique avant de se baigner dans leur sang pour conserver sa jeunesse. Les Lèvres rouges transpose ce mythe dans un hôtel vide d’Ostende, dans une Belgique contemporaine. La comtesse se balade avec sa « secrétaire » Ilona et tente de séduire Valérie qui y passe sa lune de miel avec son époux Stefan. Pendant ce temps, non loin de là, à Bruges, des jeunes femmes sont assassinées et vidées de leur sang. Elisabeth parviendra à ses fins, vampirisant la jeune mariée pour la libérer du patriarcat, au prix toutefois de la vie d’Ilona.

Dans ce film élégant où perce quelques pointes d’humour noir et des touches d’onirisme, la comtesse est interprétée par la splendidissime Delphine Seyrig, plus habituée à évoluer dans un cinéma d’auteur sérieux qu’à jouer les croqueuses de donzelles. Que vient donc faire celle qui s’apprête à signer le manifeste des 343 (en 1971) dans un film de vampire lesbienne, genre plutôt destiné à satisfaire les pulsions voyeuristes des messieurs, au discours souvent misogyne voire carrément anti-lesbien ? Cette transfusion de l’icône de l’art et essai et du féminisme dans un genre populaire et phallocrate est une des premières subversions orchestrées par Les Lèvres Rouges, au sens où le film opère un renversement des normes et un décloisonnement des constructions culturelles. Notre lecture féministe du film, développée à partir de celle que Bonnie Zimmerman a proposé dans Jump Cut, le perçoit aisément comme une dénonciation de multiples dominations : du cinéma élitiste sur la culture de masse ; de la norme hétérosexuelle sur l’homosexualité ; de l’homme sur la femme ; de l’aristocratie sur le petit peuple. Mais loin de se contenter de dénoncer, il libère ses personnages de toute servitude dans un récit d’émancipation sacrificiel dont Valérie sortira affranchie.

Un film transgenre

Les Lèvres Rouges comporte de nombreux éléments, tant narratifs que visuels, de l’horreur vampirique : l’emprunt au mythe de Báthory, le goût du sang et de la nudité, de la nuit et des espaces vides et inquiétants, des meurtres, du viol, du sadisme glaçant. Son esthétique trash basée sur le recours franc et agressif de la couleur, rouge notamment (dans les vêtements ou les fondus enchaînés), est adoucie par un ponctuel effet vaporeux érotique. On retrouvera ce style, proche des photographies de David Hamilton, dans les épisodes de la Série Rose, anthologie libertine des années 1980 diffusée sur FR3, dont le réalisateur le plus prolifique sera… Harry Kumel. Le cinéaste abandonne ici les sacro-saintes conventions kitsch du genre vampirique (dentition pointue, morsures sanguinolentes, crucifix, cercueils et autres guirlandes d’ail). Lorsque les films de vampires plus conventionnels dérogent à ces règles, c’est plutôt pour s’abandonner au voyeurisme : quand l’héroïne sanguinaire ne craint pas le miroir (The Vampire Lovers) ou peut prendre un bain de soleil en micro bikini, voire s’adonner au naturisme (Vampyros Lesbos), l’objectif est clairement voyeuriste.

Les Lèvres rouges stylisent cette esthétique de l’épouvante pour la réorienter vers certaines conventions du cinéma moderne européen : des compositions soignées, loin de la mise en scène parfois brouillonne des séries B, au service d’un style formaliste fondé sur le vide (élément essentiel des cinémas de la modernité, dont Michelangelo Antonioni s’est fait le champion). Les plans sont composés comme des toiles flamandes ou de la Renaissance, apportant une touche arty à un ensemble élégant, aux cadrages inspirés de L’Année dernière à Marienbad (THE film d’auteur) avec… Delphine Seyrig. Enfin, bien sûr, la présence cette dernière, première muse d’Alain Resnais, qui vient de tourner pour Joseph Losey, François Truffaut ou Jacques Demy, et qu’on retrouvera chez Marguerite Duras ou Chantal Akerman, confirme le style « art et essai » du film. L’actrice, ultra canon en succube des Carpates suave et gracieuse, diaphane et vénéneuse, entre cruauté et fantaisie décalée, devient la pure incarnation du « transgenrisme » du film – genre ici à entendre au sens cinématographique.

Les Lèvres rouges annonce très vite son programme : dérouter les conventions cinématographiques, mais aussi culturelles et sociales. Il mélange les normes pour s’en affranchir et leur faire perdre leur caractère immuable. Cela va encore plus loin car ces deux genres que sont le cinéma d’auteur1 « de bon goût » et le film d’exploitation n’ont pas l’habitude de se côtoyer : le fantastique gothique, genre submergé par les émotions de base, tire le sublime vers le bas, le grotesque et le monstrueux, porté vers le passé (le mythe et la légende) ; le cinéma d’auteur, qui se veut généralement universaliste et comme dans un présent continu, rejette l’émotion au profit d’une autre émotion plus intellectualisée, qui tant à (vouloir) tirer vers le haut ces sujets.

Le film franco-belge de Kumel pulvérise donc le binarisme entre la culture d’élite et la culture populaire très ancré en France. Or cette différenciation culturelle, hiérarchisée, constitue un marquage de la différence sexuelle, elle aussi hiérarchisée, selon un bon vieux clivage sexiste chère à la culture française : l’élite au masculin, le populaire au féminin. La première s’impose comme une constante réaffirmation de la créativité masculine, quand la culture de masse est associée aux femmes consommatrices2. Hybride, Les Lèvres Rouges perturbe et invalide cette distinction et s’impose comme un film queer en ce qu’il décatégorise les genres et en efface les frontières, pour lutter contre l’hétéropatriarcat.

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La défaite du masculin

Il est une convention narrative fondamentale pour tout film de vampire lesbienne qui se respecte : l’homme sauve finalement la femme et sort victorieux du trio qui l’oppose à la vampire dans la conquête de la jolie innocente. Même en dehors du genre vampirique, il n’est pas rare que les triangles bisexuels finissent par accorder la victoire au duo hétéro (Personal Best, Les Bostoniennes, Basic Instinct). La lesbienne finit généralement détruite, tuée, suicidée, abandonnée à une solitude punitive. La vampire, elle, doit toujours finir par mourir ; même la subversive comtesse de Kumel n’échappe pas à cette règle, brûlée par le soleil, puis empalée sur un arbre avant d’être incendiée dans l’explosion de sa voiture ! On n’est jamais trop sûr.es…

Mais Les Lèvres rouges a cette rare particularité de ne pas accorder la victoire finale au monsieur. Après avoir crié « Je suis un homme et elle est à moi ! », Stefan est tué par Báthory et Valérie, comme en réponse à son arrogance misogyne. Ivres d’une liberté nouvelle après avoir bu son sang, elles prennent la fuite… jusqu’à la mort certaine de la comtesse. Cependant, sa douce Valérie n’a pas péri dans l’accident et on la retrouve, quelques mois plus tard, dans une dernière séquence, séduisant un couple hétéro, dans les vêtements de la Báthory et, surtout, s’exprimant à travers ses mots et sa voix ! La vampire ne meurt jamais…

Le personnage masculin, au contraire, ne se montre guère victorieux puisque Stefan viole et tue Ilona. Or, la violence et le meurtre sont dans le fantastique l’apanage du vampire, figure de la subversion, quand l’homme doit incarner le Bien. Stefan est donc « simplement » un meurtrier, un salaud sombre et ambigu, excité par son propre sang quand il se coupe en se rasant, ou par les récits macabres de la sanguinaire comtesse Erzsebet, fasciné par le cadavre de la jeune femme de Bruges, indifférent aux cris de protestations d’Ilona ou Valérie. Son sadisme vient souiller l’image très lisse, très « Ken et Barbie », qu’il forme avec son épouse. Cet attrait pour le sang est emprunté à la légende de Báthory, dont on raconte que la vue d’une goutte sur la peau d’une servante l’aurait plongée dans la folie sanguinaire. La cruauté de la célèbre comtesse est ainsi transposée dans Les Lèvres rouges du côté du masculin. Face à Stefan, la comtesse manifeste si peu de penchants vampiriques que l’on pourrait douter de l’identité de l’assassin de Bruges : Est-ce Báthory ? Et si c’était Stefan ? Chez Kumel, ce n’est pas la lesbienne, pour une fois, qui est présentée comme une aberration mais bien Stefan, outsider qui brise les conventions pour plonger dans le vice, quand la lesbienne s’y plie pour mieux sauver l’épouse de la brutalité domestique hétéro.

Son projet féministe est net : Báthory attire Valérie par… un discours anti-mecs ! Davantage que sa déclaration d’amour (qui fait plutôt un flop, comme si les codes du romantisme ne fonctionnaient pas), c’est sa critique du comportement de l’homme et de l’hétérosexualité qui convainc Valérie de la suivre : « Stefan t’aime, quoique tu penses… c’est pour cela qu’il veut faire de toi ce que tous les hommes font des femmes : une esclave, une chose, un objet de plaisir ». Objet qu’elle-même se refuse à être : pendant que Carmilla offre sa nudité intégrale au regard des spectateurs de la Hammer, la comtesse demeure dans un érotisme distant et sophistiqué, résistant au male gaze3. Son corps comme son identité réelle n’appartiennent qu’à elle, totalement affranchie de toute possession masculine, qu’elle soit de Stefan, du réceptionniste, du flic… ou du spectateur.

Le mensonge de l’hétérosexualité 

Ce processus de « décorporalisation » de la comtesse se confond finalement avec celle de l’homosexualité féminine. La fusion entre Báthory et Valérie n’a lieu qu’entre les deux dernières scènes, invisible, lorsque les deux femmes se confondent, associant corps et esprit. Aucun homme ne peut empêcher cette fusion, encore moins la regarder puisqu’elle se produit dans un angle mort, dans l’entre des images, véritable pied de nez au voyeurisme du genre. Si l’orientation lesbienne n’est plus réductible à un simple prétexte à mater avant que l’homme ne reprenne ses droits sur le corps de la femme-objet, il faut la comprendre comme une alternative rédemptrice à la violence de l’institution maritale dont le film donne une vision peu réjouissante. D’un point de vue féministe et d’après Bonnie Zimmerman, la lune de miel est cette étape par laquelle le mâle affirme son pouvoir sur son épouse en l’introduisant dans l’institution hétérosexuelle. Il faut alors une vraie vamp, une femme fatale libérée des hommes et du joug patriarcal, pour délivrer Valérie d’un monde où l’homme est l’Autre malsain.

Mais dès le début, cette normalisation hétérosexuelle n’est-elle pas un leurre ? Stefan rechigne à informer sa mère du mariage. Lorsqu’il finit par la joindre, le public découvre au bout du fil un homme maniéré, étendu dans des coussins roses, paré de foulards fleuris, pressé de présenter à Stefan sa nouvelle orchidée (fleur symbolique de séduction, de sensualité, de plaisir et de la beauté féminine). L’homme, étonné, se demande ce que Stefan pourra bien faire de cette jeune femme, et ce qu’elle pensera d’eux. Toute la mise en scène et les dialogues portent à croire que Maman, c’est plutôt Chéri… et que la honte de de ce mariage hétéro a retardé le coup de téléphone ! La scène détruit d’un seul coup deux images de couples hétéro : les parents de Stefan, sa Mère devenant un vieux gay, et les jeunes mariés, pris dans une véritable mascarade. Alors que la plupart des films du genre tendent à ramener les personnages féminins à l’ordre « naturel » du départ, l’hétérosexualité, il n’existe même pas ici. Si l’hétérosexualité est d’emblée un mensonge vicieux, un microcosme de sadisme, de domination et d’appropriation pernicieuse, la lesbienne n’est plus son Autre pervers à punir.

Une aristo camp

Les Lèvres rouges peut être vu comme un film féministe, dénonçant la violence domestique et le mensonge de l’hétéronorme, prônant la solidarité féminine et la vengeance contre l’oppression masculine et le patriarcat comme mythe. Peut-être même comme un récit lesbien de séparation d’avec le monde masculin et un appel à la non-mixité. Mais est-il vraiment un hymne à l’homosexualité ? L’incarnation troublante un brin sordide qu’en donne Stefan et sa « Maman » met le doute, et le duo Báthory-Ilona n’est pas totalement idéal : la jeune secrétaire veut fuir, visiblement prisonnière de l’influence palpable de la fascinante comtesse. Sous son emprise, Ilona devient elle aussi « une esclave, une chose, un objet de plaisir » qu’Elisabeth n’hésite pas à jeter dans la gueule du loup pour parfaire sa démonstration de misogynie devant son nouvel objet d’amour. La brunette est sacrifiée sans remords, remplacée par la blonde comme un vulgaire jouet. Quant à Valérie, elle affiche dans les dernières scènes un regard vide, comme sous hypnose, dépossédée d’elle-même, sous la coupe (et la cape) de Báthory. Son affranchissement se confond avec une nouvelle forme de sujétion.

Cet aspect plus sombre de Báthory évite au film de sombrer dans un manichéisme trop franc et victimisant, où l’homme serait le méchant face à la femme, gentille proie éternelle. Les Lèvres rouges rejette bien tout binarisme, y compris entre le bien et le mal. L’aspect très camp de la comtesse atténue toutefois l’atmosphère gothique glaçante comme la manipulation inquiétante dont elle fait preuve. Chacune de ses apparitions se transforme en défilé théâtral de robes extravagantes, rouge vif ou à sequins, en total décalage par rapport au décor, consciente du délire camp qu’elle incarne. La vampire de Seyrig est plus insolite que dangereuse, encline à une autodérision qui démystifie la culture dominante et élitiste à laquelle son statut aristocrate la rattache.

Báthory partage avec Stefan ce statut, face à Ilona la « secrétaire » et Valérie la prolétaire que Stefan a honte de présenter à sa famille d’aristo. La pauvresse est souvent la victime sans remords du film de vampires lesbiennes, notamment dans les récits victoriens de la Hammer où Carmilla fait preuve d’un certain racisme de classe. Les servantes sans nom ne semblent exister que pour être vidées de leur sang sans amour ni séduction, alors que les jeunes et jolies de la haute peuvent devenir de véritables objets d’amour. La vampire vient toujours d’une grande famille, reine égyptienne dans Les Prédateurs, ou comtesse dans la plupart des autres films, descendantes de la lignée Dracula ou Karnstein, de La Fille de Dracula à Nadja en passant par les nombreuses adaptations de Carmilla ou de la légende de Báthory. La lesbienne au cinéma est souvent un personnage de pouvoir, influent, capable de pervertir une femme plus faible (jeune, pauvre, fragile) : comtesse, enseignante, directrice de pensionnat.

Mais là encore, la Báthory de Kumel fait exception, puisqu’elle s’entiche de Valérie, de classe inférieure. En lui donnant, in fine, sa propre voix et son pouvoir, elle affranchit totalement la jeune femme de toutes les dominations, qu’elle soit masculine, patriarcale, sexuelle, culturelle.

Estelle Bayon

1 On peut considérer le premier comme un genre dont le sujet est… l’auteur et sa vision du monde, le thème et l’histoire devenant secondaire, avec ses conventions, ses tares, ses clichés, ses poses formalistes, qui confinent parfois à ce qu’on appelle l’auteurisme.
2 Voir Geneviève Sellier, Culture d’élite, culture de masse et différence des sexes, L’Harmattan, 2004
3 Regard masculin, destinataire prioritaire des films, conceptualisé par la théoricienne féministe Laura Mulvey. Voir à ce sujet notre article sur The Vampire Lovers.

Crédits images :
Les Lèvres rouges, Harry Kumel, 1970 © Malavida Films

La fille de Dracula – Lesbienne, la malédiction

La Fille de Dracula, Lambert Hillyer, 1936, USA

Réalisé par Lambert Hillyer pour Universal Pictures et écrit par Garrett Ford (à qui l’on doit également le scénario du Dracula de Tod Browning sorti cinq ans plus tôt), La Fille de Dracula sort sur les écrans en 1936. Le Code Hays, quoiqu’établi en 1930, est alors appliqué sérieusement depuis deux ans. Ce code d’auto-censure du cinéma hollywoodien imposa durant vingt ans une liste importante de restrictions morales, parmi lesquelles l’interdiction pure et simple de représenter l’homosexualité, perçue comme une “perversion sexuelle”, ou celle de présenter la figure du ou de la criminel.le comme sympathique. Par contre, les représentations de l’institution maritale et de la famille étaient plus que bienvenues (donc oui, le cinéma hollywoodien était bien, aussi, un outil de propagande hétéronormative).

Autant dire qu’un film sur une vampire attirée par des jeunes femmes ne présageait rien de très friendly. Dans La Fille de Dracula, la comtesse Marya Zaleska cherche par tous les moyens à se débarrasser de l’encombrante malédiction héritée de son paternel, cette soif de sang garante de son immortalité vampirique. Réalisant que brûler le corps de son père ne sert à rien, elle se tourne vers la psychiatrie en faisant appel au Docteur Jeffrey Garth, lequel lui conseille de résister à ses démons (facile…). Mais lorsqu’une jeune modèle à moitié dénudée s’apprête à poser dans son atelier, Zaleska ne peut résister à la tentation de se jeter sur l’innocente Lili. Troublée par ses persistants désirs, elle fuit en Transylvanie, kidnappant Janet, femme aimée de Garth. Prête à échanger la vie de Janet contre l’immortalité de Garth à ses côtés, Zaleska est finalement tuée par le jaloux Sandor, son fidèle serviteur, lui-même éliminé par les gars de Scotland Yard. Garth récupère sa belle, et tout est bien qui finit bien (en tout cas pour lui).

La Fille de Dracula reste très prude et le sous-entendu lesbien, ou du moins bisexuel, n’est abordé que par sous-entendus, avant une conclusion très hétéronormée de rigueur en 1936. Après les avoir (un tout petit peu) déstabilisés, le film de Hillyer finit par consolider les piliers de l’ordre bourgeois établis sur des oppositions binaires telles que féminin/masculin, homo/hétéro, nature/culture, normal/pathologique. Conte marqué par des tonalités queer, il est in fine mis en échec par une homophobie ambiante, résultat des conclusions encore récentes des travaux de la sexologie, et par une certaine misogynie dans une décennie traversée par une crise de la masculinité. Malgré tout, la sympathie que créée sur le public l’envoûtante et désemparée Zaleska, interprétée par Gloria Holden, ouvre une (minuscule) porte à l’affirmation de désirs homosexuels opprimés par la société.

La malédiction de l’homosexualité (féminine)

L’étrange Zaleska exerce son pouvoir de séduction hypnotique sur les hommes comme sur les femmes avant d’en faire les victimes de son instinct sanguinaire. La comtesse afficherait donc plutôt des penchants bis. Mais le film focalise sa conquête sur le féminin. Sans ambiguïté, l’affiche du film de l’époque orientait la menace uniquement sur les femmes : on pouvait y lire le slogan « Save the women of London from Dracula’s Daughter! » (Préservez les femmes de Londres de la fille de Dracula !). Et seule l’amorce de l’attaque de l’homme au début du film est filmée, quand la scène avec Lili dans l’atelier se confond avec une troublante et malsaine opération de séduction. On retrouve ce principe dans plusieurs films de vampires lesbiennes : il y a ces corps vite consommés pour assouvir un besoin ou à des fins de manipulation (généralement ceux d’hommes ou de servantes anonymes), et ces corps à travers lesquels passent plus intensément le trouble du désir voire de l’amour (la jeune et jolie femme bien née). Dans cette scène de l’atelier, commentée dans The Celluloid Closet, moment fort du film qui a marqué les esprits, Zaleska, l’œil gourmand, s’approche du modèle à qui elle demande de dénuder ses épaules. Lili pousse un cri et la caméra fait un mouvement vers le haut pour laisser le mal hors-champ, protéger les yeux des prudes spectateurs et spectatrices, et sauvegarder la morale américaine.

Limité par le Code Hays, La Fille de Dracula ne pouvait en effet filmer de scène de sexe et/ou de violence. Le film déplace donc légèrement son sujet en concentrant son intrigue sur la volonté de la vampire d’échapper à sa condition. Condition vampirique bien entendu, mais il n’est pas difficile d’entendre entre ses mots son souhait de résister à un autre désir « contre-nature”. Au début du film, Zaleska ne cesse de répéter qu’elle aspire à la « normalité » (“a normal life”) pour pouvoir enfin vivre « comme une femme» (“as a woman”). Et être une femme normale en 1936, c’est être une hétéro, une épouse, une mère (bizarrement en 2017 aussi…). Genre fantastique oblige, cette aspiration à l’hétéronorme passe d’abord par un acte de sorcellerie (les lesbiennes ont longtemps été assimilées aux sorcières). Mais voler et brûler le cadavre de Papa Dracula ne suffit pas à briser son sort. Alors, Zaleska se tourne vers la Science, la Raison, la Psychiatrie, l’Homme : le Docteur Garth.

Carmilla, l’héroïne du roman éponyme de Sheridan le Fanu plusieurs fois adapté au cinéma, souffre également de son état homo-vampirique. Son amour intense pour Laura porte le poids d’une malédiction amoureuse, entre pulsions homo-érotiques et sentiments romantiques. En 1960, dans la version de Carmilla réalisée par Roger Vadim sous le titre Et mourir de plaisir, l’explication au mal de la jeune vampire léthargique est encore médicale. Le personnage du docteur diagnostique un dédoublement de personnalité, quand le public peut y déceler sans difficulté un chagrin d’amour (de Carmilla envers Georgia) combiné à une banale anémie (par manque de sang). Ces interprétations médicales montrent à quel point, à travers la métaphore du vampirisme, l’homosexualité est perçue comme une maladie si vile que même la science ne peut en venir à bout. La Carmilla de Vadim préfère se suicider ; Zaleska est assassinée. Si la lesbienne ne « guérit » pas, elle ne peut que mourir. On les trouve également dans d’autres films fantastiques, comme La Féline de Jacques Tourneur, où la panthère mutante a remplacé la vampire.

De bien méchantes inverties

Ce rapprochement entre malédiction criminelle et pathologie homosexuelle se comprend dans le contexte de sortie de La Fille de Dracula. Le cinéma a fait son apparition lors d’une période marquée par une menace homo croissante, mise à jour par une nouvelle science, la sexologie. Depuis les années 1880, les travaux de ses pionniers Richard von Krafft-Ebing et Havelock Ellis entendent l’inversion, tant féminine que masculine, comme une pathologie, au même titre que la zoophilie ou la pédophilie. Sans pour autant dénier la légitimité citoyenne de ces « uranien.ne.s », ils et elles sont vu.e.s comme des criminel.le.s. Intéressés par les lesbiennes, ces discours ont peut-être permis de les rendre visibles, mais les ont immédiatement marquées comme “Autres”, rapprochant leur comportement déviant de la criminalité (c’est là un grand dilemme du cinéma représentant des homo : être représenté.e.s, oui, mais à quel prix !). La réaction conservatrice des responsables du Code de censure reflète la propagation des différents discours sexologues. Il fallut attendre la vulgarisation de ces théories par une diffusion plus massive que celle des revues scientifiques pour les rendre accessibles au grand public. S’appuyant sur cette autorité médicale, le cinéma a proposé des personnages invertis déviants, dangereux, et en souffrance. Et c’est bien le cas de la comtesse Marya Zaleska…

Bien après la fin du Code Hays, il n’est pas rare sur grand écran qu’une femme criminelle soit une butch, surtout si le film met en scène un duo féminin, et même s’il n’affirme jamais explicitement de désir lesbien : Thelma & Louise, JF partagerait appartement, Monster, Baise-moi… Toutes des gouines, forcément, des déséquilibrées de l’amour, tant la violence est la chasse gardée du masculin. C’est qu’elles osent s’approprier le privilège masculin qu’est le désir actif, alors que la femme « normale » doit plutôt se définir par sa douce passivité…

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La crise de la masculinité

Par ailleurs, La Fille de Dracula sort au milieu des années 1930, période de la Grande Dépression (1929-39) caractérisée par une grosse crise économique post-krach de 1929, la montée du chômage et de la xénophobie, et une crise de la masculinité : les hommes se trouvaient confrontés à une perte d’emploi et voyaient leur statut de chef de famille remis en cause. Le self made man du capitalisme patriarcal triomphant des années 1920, le mec qui s’est fait tout seul, viril et compétitif, est déstabilisé. Discréditée, la culture de l’individualisme couillu fait alors place à un discours porté vers des valeurs plus douces d’empathie et de solidarité, associées au féminin, seules capables de sortir le pays de la crise. L’épouse doit travailler pour faire face aux baisses de salaire ou à la perte d’emploi du père de famille. Sa place au foyer est donc remise en question. L’homme à la maison, la femme au boulot : c’est l’émasculation !

Autant dire que ce nouveau pouvoir féminin n’est pas vu d’un très bon œil et celui qu’y porte le cinéma témoigne d’une certaine ambiguïté, entre résistance masculine à cette émancipation et virilité mortifère des héros violents. Si les femmes peuvent acquérir des attributs masculins, elles finissent généralement punies de cette audace qui outrepasse les limites de leur genre. Or la comtesse Zaleska, en kidnappant la femme de Garth et disposant de son corps, puisque la belle se trouve endormie par un petit coup de canines, vient nettement ébranler ces frontières. Zaleska s’attribuant la position du mâle doit donc être éliminée et remplacée dans le cadre par l’homme, le vrai.

La Belle au bois dormant ou l’échec du conte queer 

Il est frappant de voir le parallèle entre les dernières scènes du film et le conte de Charles Perrault, La Belle au bois dormant. Arrivée au château, la comtesse se penche lentement sur Janet étendue sur un lit, inerte, offerte. Le cadrage créé une confusion : va-t-elle l’embrasser ? la croquer ? les deux ? Mais arrive alors le prince charmant des années 1930, le bon Docteur Garth, qui empêche in extremis le crime vampiro-lesbien. Zaleska lui propose alors d’échanger la vie de Janet contre son immortalité à lui, pacte trahissant son ultime tentative de se soumettre à l’hétéronorme par un mariage éternel (ils vécurent heureux jusqu’à la fin des temps). Brave et dévoué (ah, quel homme !), Garth accepte ce sacrifice. C’est alors que la comtesse est tuée d’une flèche dans le cœur par son serviteur jaloux, avant qu’il ne tombe lui-même sous les balles des agents de l’ordre. Garth se penche alors sur sa Belle qui, cette fois, se réveille, délivrée du mal. Triomphe du couple hétéro, fin de l’histoire.

Le film et le conte ont aussi en commun le sang comme point de départ de la léthargie féminine. Le conte de La Belle au bois dormant raconte les étapes de la vie d’une femme, depuis la naissance jusqu’à l’âge adulte. Piquée par un fuseau, la Belle s’endort pour cent ans, réveillée par son prince évidemment charmant. Le petit écoulement de sang de cette piqûre fait figure du premier saignement menstruel et du début de la puberté, synonyme de sage apathie en attendant le mariage puis les enfants. Le conte n’est pas autre chose que l’apprentissage aux petites filles d’une interdiction de tout épanouissement personnel au profit de l’accomplissement obligatoire de la femme dans le mariage et la maternité. Evidemment, en 1697, date de la version de Perrault, la Belle n’est pas encore prête à brûler son corsage…

En 1936, les dents d’une vampire aux penchants pour le même sexe ont remplacé le fuseau. Tandis que les films de vampires lesbiennes affaiblissent la femme séduite, La Fille de Dracula endort littéralement Janet. Cette léthargie la rend autant vulnérable à la méchante Zaleska qu’elle lui évite de se confronter aux tentations lesbiennes, attendant sagement que son Prince vienne la délivrer, image de la pure soumission à son sort féminin. La version queer du conte que propose le film de Hillyer finit donc par échouer, inévitablement. Entre temps, la vampire lesbienne sera passée par tous les statuts possibles : sorcière, criminelle, malade mentale, prince raté. Toutefois, le film passe au travers d’une règle majeure du Code : ne pas attirer la sympathie sur la méchante. Or Zaleska, personnage désemparée face aux normes de la société, est bien dans nos souvenirs la seule héroïne de ce film, pitoyable et touchante, malheureuse mais éternelle. Ce n’est pas pour rien qu’elle donne son nom au titre du film.

 Estelle Bayon

Crédits images :
La Fille de Dracula, Lambert Hillyer, 1936 © Universal Pictures

Comme un garçon – Femmes travesties dans le cinéma américain jusqu’en 1935

Durant la première moitié des années 1930, trois actrices marquent l’époque et les mémoires cinéphiles pour leur art subtil du travestissement. La demi-décennie de ces icônes androgynes débute en 1930 avec Marlène Dietrich en smoking embrassant une jeune femme sous le nez de Gary Cooper. La scène, désormais culte, tirée de Cœurs Brûlés (Morocco en VO) de Josef von Sternberg pour la Paramount, est souvent considérée comme la première représentation d’un baiser lesbien au cinéma. Trois ans plus tard, la Divine Greta Garbo en tenue masculine embrasse sa dame de compagnie sur la bouche dans La Reine Christine de Rouben Mamoulian chez le concurrent MGM. En 1935, c’est au tour de Katharine Hepburn de se travestir en homme pour les besoins de Sylvia Scarlett de George Cukor, à la RKO. L’occasion également d’échanger avec une jeune femme un baiser furtif qui, bien qu’a priori hétéro (la demoiselle prenant l’héroïne pour un jeune homme) n’en vibre pas moins que les deux autres films de sous-entendus lesbiens.

Trois films, trois actrices, trois incontournables sociétés de production sèment le trouble dans le genre et les esprits queer du public en seulement cinq ans. Que s’est-il donc passé au début des années 1930 pour que ce travestissement, ce cross dressing s’empare du 7ème art ? A quoi doit-on cette « virilisation des femmes » qui entretient le soupçon de lesbianisme ? Et pourquoi ce mini âge d’or hollywoodien de l’androgynie glamour crypto fut-il de si courte durée ?

Les female boys venus du théâtre

Les femmes vêtues en homme n’ont alors rien de nouveau dans le cinéma américain, bien au contraire. Dans son livre Girls will be boys consacré au travestissement féminin et au lesbianisme dans le cinéma américain de 1908 à 1934, Laura Horak en a recensé pas moins de… 476 ! Le cinéma muet des USA regorge de garçons manqués pour plusieurs raisons, essentiellement culturelles. Les réalisateurs, qui viennent souvent du théâtre, donnent sans peine des rôles masculins à des femmes, comme ils le faisaient sur scène sans aucune ambiguïté, ni lesbienne ni féministe. Le female boy incarne généralement une figure romantique, sage, souffrante et sacrifiée, provoquant l’empathie, héritière d’un théâtre sentimental et mélodramatique. Oliver Twist ou Le petit Lord Fauntleroy (que Mary Pickford incarne au cinéma en 1921… à l’âge de 39 ans) en sont les meilleurs exemples. Ces personnages venus de la scène devaient attirer au cinéma la classe moyenne, et notamment les femmes, plus sceptiques face à cet art populaire qu’est alors le cinéma, lui préférant toujours le théâtre.

Mais le succès des female boys décline dès le début des années 1920. Le cinéma évolue, enrichit son vocabulaire, adopte le gros plan qui révèle les traits trop féminins de ces jeunes mignons. De plus, les Etats-Unis prenant part à la Première Guerre Mondiale ne veulent plus voir ces sissies, leur préférant les valeurs de la virilité. Grâce et vulnérabilité associées au masculin deviennent suspectes. Exit le female boy !

Cowboy Girls et tomboys, entre patriotisme et bonne santé

Outre le théâtre, l’androgynie vestimentaire des femmes est une convention du folklore américain populaire, que l’on trouve dans les chansons de cowboys, les romans à dix cents, les journaux. Le cinéma muet contiendra à son tour de nombreuses “cowboy girls”, dont l’enjeu du travestissement est varié : faire fortune, se venger, aller à la guerre, échapper aux prédateurs sexuels, voire être simplement confortable. Même lorsque la travestie avait épousé une femme pour aller au bout de son projet, on parlait moins de déviance pathologique que de patriotisme ou de santé.

En cette époque d’industrialisation et d’urbanisation croissantes se développe un mouvement de culture physique prônant la pratique du sport. Or le vêtement féminin n’était pas très sain avec son corset serré faisant pression sur les organes, son décolleté découvrant la gorge quand les multiples couches de jupons surchauffaient le bas du corps. Les femmes se virent donc autorisées à porter le pantalon pour le sport, adoptant les fameux bloomers, nommés après Amelia Bloomer (qui n’en était pas moins une militante du droit des femmes). Face aux détracteurs de cette honteuse tenue, on défendit l’idée que des femmes en bonne santé feraient de meilleures mères et produiraient des fils forts et virils pour défendre le pays. Le port féminin du bloomer devint donc…. patriotique !

La littérature américaine des années 1860 aux années 1930 célèbre de son côté le tomboy jeune, sportif et actif. Le roman le plus représentatif de cette tendance reste sans doute Little Women de Louisa May Alcott (1868), connu en France sous le titre Les Quatre filles du Docteur March. Bien qu’il déroute quelque peu les conventions de la féminité, ce type de personnage n’en incarne pas une alternative, d’autant plus qu’il reste asexué. Il finit toujours pas être ramené dans le droit chemin des normes du genre, amené ainsi à devenir une épouse saine. Et s’oppose donc à la version malsaine de la féminité qui émerge alors sur les écrans, la vamp, prédatrice sexuelle et manipulatrice (à partir de 1915 avec Theda Bara).

Par conséquent, quoique travesti, le petit tomboy ou female boy de la première moitié du XXème siècle américain demeure dans l’inconscient collectif une figure positive très bien acceptée. Il n’a (encore) rien d’une invertie subvertissant les sexualités, ni d’une incarnation queer précoce.

La garçonne européenne

Mais c’était sans compter sur l’influence de l’Europe, cette dévergondée ! Les années 1920 vont changer la donne et orienter le travestissement des femmes en hommes vers une interprétation plus ouvertement homosexuelle. Cette mutation se propagera rapidement sur le nouveau continent. Au lendemain de la Grande Guerre, les femmes en pantalon sont encore rares. La masculinisation ostentatoire du look reste mal perçue et moralement condamnée, car elle aurait pour effet de dévitaliser les hommes et de déstabiliser l’identité masculine. Seules les rebelles féministes comme Madeleine Pelletier osent parader en costard.

Cependant, avide de nouveautés, la mode démocratise le pantalon ; Coco Chanel, surtout, invente la silhouette de la garçonne, où les lignes remplacent les courbes, où pantalons et robes tubulaires chassent les froufrous. Dans la rue, le style boyish est loin d’être réservé aux lesbiennes et la tendance reste éloignée du mouvement des femmes. Mais à travers les arts, la garçonne déborde vite cet esprit de modernité inoffensive pour devenir un phénomène symbole d’émancipation féminine. Le roman de Victor Margueritte justement intitulé La Garçonne sort en 1922 en France. Il suit le parcours de Monique, jeune blonde collectionneuse de flirts, aussi bien masculins que féminins. Le bouquin est vite taxé de pornographie, le Vatican le met à l’Index. Nous sommes peut-être en pleines Années Folles, mais la faiblesse de la démographie française au lendemain de la Guerre est un sujet sensible : le moment est donc mal choisi pour faire la promotion du libertinage féminin. Le roman de Margueritte fera cependant l’objet de trois adaptations cinématographiques entre 1923 et 1957, sans que cette image de bisexualité badine ne quitte la figure de la garçonne.

Jeunes filles allemandes en pantalon

Avec sa coupe de cheveux, Louise Brooks est peut-être le modèle de la garçonne au cinéma. Connue pour sa bisexualité et ses relations libres, l’actrice américaine a marqué les esprits dans un film allemand de Georg Wilhelm Pabst, Loulou, sorti en 1929. Le pays est encore sous la République de Weimar, période durant laquelle les films témoignent d’une véritable présence gay et lesbienne, de manière plus ou moins cryptée : Le Portrait de Dorian Gray (Richard Oswald, 1917), Nosferatu (Friedrich Murnau, 1922), Les Chemins de la force et de la beauté (Nicholas Kaufmann et Wilhelm Prager, 1925) ou encore Sex in Chains (William Dieterle, 1928). C’est également une époque où le grand écran se délecte de ce qu’on appelait les trousers roles qui déguisent les femmes en hommes, comme dans Je ne voudrais pas être un homme (Ernst Lubitsch, 1918), Le Violoniste de Florence (Paul Czinner, 1926) et, surtout Viktor und Viktoria, comédie de Reinhold Schünzel (1933) dont Blake Edwards fera un remake américain en 1982. Si ces travestissements ouvrent la voie aux fantasmes homosexuels, ils sont généralement rattrapés, in fine, par les conventions narratives de rigueur, consacrant les amours hétéro dans une fin heureuse délestée de toute ambiguïté.

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Le film les plus emblématique d’une masculinité lesbienne est sans doute Loulou, où la comtesse Anna Geschwitz tombe sous le charme de Lulu (Louise Brooks) et serait le premier personnage central ouvertement lesbien du cinéma. Jeunes filles en uniforme (1931) marque également les esprits. Dans ce film de Leontine Sagan, Manuela, nouvelle pensionnaire, vient de perdre sa mère et, tout comme ses camarades, tombe amoureuse de sa professeur, Mademoiselle de Bernburg. La passion est telle que, euphorisée par l’alcool, elle lui déclare sa flamme après une représentation théâtrale où elle incarnait un homme, portant encore le costume masculin de son rôle. Jeunes filles en uniforme est bien accueilli aux Etats-Unis. Beaucoup de critiques y voient surtout l’histoire d’une jeune fille cherchant un substitut maternel. La presse emploie toutefois le mot mannish pour traduire une certaine masculinité des personnages, associant peu à peu l’apparence masculine au désir lesbien dans l’esprit du public.

Les lesbiennes qui murmuraient à l’oreille du grand public

La littérature va elle aussi largement contribuer à rapprocher lesbianisme et masculinité. Sorti en 1928, Le Puits de Solitude de Radclyffe Hall, romancière britannique ouvertement homosexuelle, fait un carton… et un scandale. Son héroïne au prénom d’homme (Stephen) adore son père qui transpose sur elle son désir de fils. Stephen grimpe aux arbres, monte à cheval, étudie, s’éprend de la bonne, refuse de porter des robes ridicules et des nœuds dans ses cheveux qu’elle s’entête à attacher, ne pouvant les couper. En somme, Stephen dérange l’ordre par ses manières peu convenables pour une fillette. Le roman popularise une image de lesbienne masculine, cédant quelque peu au stéréotype de l’invertie. L’auteure elle-même est connue pour son apparence très masculine, portant costumes, cravates et cheveux courts.

La même année que Le Puits de Solitude sont publiés plusieurs romans à succès lesbiens ou traitant de l’androgynie qui contribuent encore à familiariser le grand public avec des personnages opposés aux normes de genre et de sexualité : Extraordinary Women de Comptom Mackenzie (écrivain anglais, homosexuel, auteur de Sylvia Scarlett en 1918), Orlando de Virginia Woolf et Ladies Almanack de Djuna Barnes. Expatriée américaine venue s’installer à Paris en 1920, attirée par la liberté de mœurs de la capitale française, Barnes fréquente le petit cercle saphique parisien dont font partie Natalie Barney et Gertrud Stein. Paris, capitale du lesbianisme, a découvert La Prisonnière d’Edouard Bourdet en 1926. Cette pièce sur un amour lesbien rencontre un franc succès et traverse l’Atlantique où elle fait scandale autant qu’elle contribue à cette éducation à l’homosexualité féminine qui caractérise les années 1920.

Les féminités viriles d’Hollywood

Par conséquent, quand Marlene Dietrich en smoking embrasse une jeune femme dans Cœurs Brûlés en 1930, sa tenue n’a plus grand chose à voir avec les innocents female boys du début du XXe siècle. Rien de très patriotique dans cette attitude, encore moins chez l’androgyne Reine Christine qui refuse de se marier pour faire plaisir à son peuple suédois. La scène du baiser entre Garbo et sa dame de compagnie semble inspirée de celle de Jeunes filles uniforme : même positions des corps, même cadrage, même lumière. Les films se nourrissent ainsi d’éléments qui leur sont extérieurs et permettent au grand public de lire le désir homosexuel entre les lignes et de voir dans le travestissement un euphémisme du lesbianisme. Parmi ces éléments, les vies mêmes des deux stars dont les garde-robes comptent peu de jupes et de dentelles et dont les journaux alimentent les rumeurs de bisexualité. La presse attribue leur désintérêt pour les tenues féminines et leur goût des femmes à un tempérament européen, devenu dans les Années Folles le territoire de l’androgynie équivoque.

Les scandales de travestissement intéressent toutefois les studios de production tant ils sont synonymes de publicité gratuite. L’androgynie de Garbo et Dietrich leur confère un attrait érotique d’un nouveau genre, capable de toucher les deux sexes et ainsi de multiplier l’aura des actrices comme les dollars de la MGM et de la Paramount. Le département publicitaire de cette dernière était d’ailleurs : « Dietrich, la femme que même les femmes adorent »… En 1933, une actrice bien américaine et hétéro (malgré des rumeurs de bisexualité), Katharine Hepburn, adopte pourtant une panoplie masculine pour interpréter une aviatrice dans La Phalène d’Argent mis en scène par la réalisatrice lesbienne Dorothy Arzner. La même année, l’actrice interprète Jo, garçon marqué des Quatre Filles du Docteur March dans l’adaptation à l’écran de George Cukor. Elle retrouve ce cinéaste pour le rôle-titre de Sylvia Scarlett (1935) d’un garçon manqué travesti en homme, plus proche des tomboys des années 1910 par sa masculinité adolescente que de l’érotisme ambigu d’une Dietrich. Mais que Miss Kate se trouve à son tour gagnée par une virilité troublante pourrait signifier que l’Amérique est atteinte dans sa morale patriarcale… C’en est trop !

Sylvia Scarlett est donc l’un des derniers personnages au travestissement ambivalent. Les femmes déguisées en hommes, souvent cantonnées aux comédies musicales, se feront de plus en plus rares, plutôt féminines et hétéro, comme Shirley Temple (Boucles d’or, 1935) ou Judy Garland (Débuts à Broadway, 1941). Le cas de Doris Day (La Blonde du Far-West, 1953) qui, dans le rôle du tomboy Calamity Jane, se prend justement une leçon de féminité, reste particulièrement ambigu ; il mérite d’être vu tant il illustre déjà les performances de genre dont parlera bien plus tard Judith Butler dans son essai Trouble dans le genre. Le code de censure Hollywoodien, le Code Hays, sévit sur le cinéma américain de 1934 à 1966. Il interdit entre autres toute représentation de l’homosexualité, jugée comme perverse. Il doit débarrasser Hollywood de son image scandaleuse et immorale, entachée de débauche voire de violence1. Il met donc un terme aux femmes en pantalon que les spectateurs étaient désormais capables d’interpréter comme lesbiennes.

Avant d’être rattrapé par l’injonction à l’hétérosexualité et une binarité plus lisible de genre, ce cinéma était pourtant parvenu à proposer des modèles féminins variés, enrichis par un tempérament ou une apparence masculines. Face au mythe Garbo ou la femme fatale Dietrich, Katharine Hepburn incarnait une femme plus accessible, indépendante, active, sportive, une autre déclinaison de féminité. Greta, Marlene et Katharine ont contribué à détruire la dichotomie du genre au profit de sa fluidité, et à rendre visible sa dimension performative. Elles n’étaient cependant pas dénuées de sex appeal, quand les hommes travestis en femmes seront généralement limités au comique (Certains l’aiment chaud, Tootsie…). Dans une culture patriarcale, cette distinction vient sans doute de la supériorité accordée aux valeurs masculines sur les valeurs féminines, et au fait que les femmes demeurent des objets sexuels au cinéma, même vêtues en garçons.

 Estelle Bayon

1 A ce sujet, voir le croustillant livre de Kenneth Anger, Hollywood Babylone, Tristram Editions, 2013.

 

POUR ALLER PLUS LOIN
« Femmes travesties, un « mauvais genre » », Clio n°10, sous la direction de Christine Bard et Nicole Pellegrin, 1999.
Christine Bard, Une Histoire Politique du pantalon, Points, 2014.
Laura Horak, Girls will be boys, Rutgers University Press, 2016 (in english).
Crédits images :
Coeurs brûlés © Paramount Pictures
Jeunes Filles en uniforme © Deutsche Film-Gemeinschaft