Et mourir de plaisir, Roger Vadim, 1960, France

Une Carmilla moderne

En 1872, vingt-cinq ans avant l’incontournable Dracula de Bram Stoker, son compatriote écossais Joseph Sheridan Le Fanu publie Carmilla, roman gothique teinté d’un troublant lesbianisme venimeux. Laura, la jeune héroïne naïve (archétype de la littérature gothique) s’y laisse séduire par la belle et mystérieuse Carmilla, laquelle a une fâcheuse tendance à s’absenter la nuit, alors que les jeunes femmes de la région souffrent d’un mal étrange et fatal qui finira par atteindre Laura… Mais les hommes ont la situation en main, et finiront par unir leurs forces pour trouver la tombe de la vampire sanguinaire Millarca Karnstein, qui n’est autre que Carmilla. Ne reste plus qu’à lui planter un pieu dans le cœur et à la décapiter (on ne sait jamais).

On doit à Carl Theodor Dreyer la première adaptation cinématographique de ce court roman, dans son fameux Vampyr en 1932. Le réalisateur suédois en a toutefois effacé la dimension saphique et il faut attendre 1960 pour voir une nouvelle adaptation de Carmilla, réalisée en France par Roger Vadim : Et Mourir de plaisir. A cette époque, la France baigne en pleine Nouvelle Vague, mais celle-ci ne s’intéresse guère à l’homosexualité (François Truffaut ne cachait même pas son homophobie) et le cinéma français se penchera sur sa variante féminine plus tard, à la fin des années 1960, avec La Fiancée du Pirate (Nelly Kaplan, 1969) et Les Biches (Claude Chabrol, 1968). Stéphane Audran incarne dans ce dernier une lesbienne prédatrice fortunée séduisant une jeune femme désœuvrée, conformément à un cliché persistant du cinéma sur les homosexuelles. En adaptant une nouvelle gothique et en renouant, même très pudiquement, avec la dimension saphique du roman, Et Mourir de plaisir se montre donc plus un peu plus audacieux que ne laisse croire à première vue sa purge lesbienne en faveur de l’hétérosexualité et sa confusion convenue entre lesbianisme et maladie dont La Fille de Dracula avait fait un sujet sous-entendu.

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Le flop de Leopoldo

A priori, cette bravoure ne saute pas aux yeux, et le film n’a guère retenu l’attention, tant des cinéphiles que des lectures orientées sur les représentations homo (Dider Roth-Bettoni dans L’homosexualité au cinéma n’est pas très tendre avec lui). Le scénario de Vadim évacue totalement l’innocente Laura, pourtant narratrice du roman, pour confronter Carmilla à un couple hétéro qui, lui, n’y figure pas : Leopoldo Karnstein, cousin de l’héroïne, et sa fiancée Georgia. Le film décentre ainsi le désir lesbien de Carmilla vers son amour supposé, secret et malheureux, pour ce personnage masculin a priori irrésistible : son interprète n’est autre que le tombeur Mel Ferrer, marié entre autres à Audrey Hepburn herself. Toutefois, seules quelques remarques de certains personnages révèlent ces prétendus sentiments, tandis que la mise en scène et la progression narrative ne se montrent pas vraiment dupes de cette dérive vers un pseudo attrait hétérosexuel. Car chaque rapprochement d’un corps contre celui de Carmilla dévoile ses sentiments… pour Georgia. Surtout cette tension amoureuse se manifeste avant même qu’elle ne soit possédée par son ancêtre vampirique Millarca, rompant l’habituel amalgame du film lesbien vampirique entre monstruosité surnaturelle et homosexualité. Chez Vadim, Carmilla manifeste des penchants lesbiens avant d’être vampire ! Ainsi, dès la première scène qui suit immédiatement le prologue, on découvre Carmilla tout contre Georgia, sur un cheval, ivre d’une joie qui retombe dès que cette dernière rejoint son fiancé. Plus tard, dans la campagne automnale, lorsque Carmilla se penche délicatement sur Georgia allongée sous un arbre, son approche timide sous le chant des oiseaux ressemble davantage à la tentative d’un baiser amoureux qu’à une pulsion perverse.

La « scène lesbienne » se résume à petit baiser sur la bouche dans une serre au milieu des roses confondues avec le sang (d’où le titre anglais du film, Blood and Roses, qui focalise en conséquence sur cette scène). La fleur symbole de l’amour prend la place du sang vampirique… à nouveau, le film ramène sa protagoniste au cœur d’une histoire d’amour plutôt que d’horreur, d’autant plus que Georgia n’émet aucune résistance, avouant que Carmilla n’a guère besoin d’user de sa force pour la charmer. A l’inverse, la servante poursuivie plus tôt par Carmilla dans la forêt cède à l’effroi face aux avances pour le moins étranges de sa maîtresse. Cette poursuite-là débutait comme une scène pastorale de séduction, mais la pauvre Liza finissait par prendre peur face à l’impassibilité de la jeune femme et poussait un cri d’horreur une fois attaquée. Ce cri rappelle que le désir lesbien ne peut se passer de violence, prend sans donner, corrompt. Toute l’ambiguïté du discours de Vadim sur la situation de Carmilla réside dans le heurt inconciliable entre ces deux séquences. Enfin, lorsque c’est Leopoldo qui rejoint Carmilla dans sa chambre et l’embrasse, il faut voir la façon dont elle finit par répondre à ce baiser, sans aucune conviction ! Son regard vide et absent ne saurait tromper spectateurs et spectatrices quant à ses désirs réels.

Karnstein ne meurt jamais 

A partir de là, l’hétéronorme rattrape ce personnage qui refuse effrontément, en quelque sorte, de se soumettre au scénario straight proposé par Vadim. Un docteur est appelé en renfort face à cette étrange inertie, et l’approche finale de Georgia par Carmilla se transforme en terrifiant cauchemar (une scène empruntée au roman) dont les conséquences sont pourtant bien réelles au petit matin lorsque deux traces de crocs sont découvertes dans le cou de la fiancée. Mais contrairement à la servante, Georgia ne meurt pas de cette attaque. Et c’est Giuseppe, homme à tout faire de la maison, qui en a donné la raison plus tôt au spectateur en racontant à deux fillettes la légende des goules démoniaques : le plus terrible, c’est quand le vampire aime sa victime lorsqu’il vient sucer son sang, car elle devient vampire à son tour. Georgia a été aimée par Carmilla avant même sa terrible mutation, et elle survit, vampire qui s’ignore encore, dans le dernier plan du film sur les jeunes mariés en voyages de noces. Il plane dans cette courte scène un soupçon de malaise queer au cœur de son apparente tranquillité hétéro célébrant le mariage : la malédiction Karnstein va continuer malgré la mort de Carmilla, elle est là, au milieu de l’image, dans ce corps troublé à jamais.

A une époque où de jeunes cinéastes considérés comme modernes maintenaient bien closes les portes des placards, Et mourir de plaisir semble vouloir retourner les clichés sur les lesbiennes au cinéma pour proposer une réflexion sur le refoulement du désir homosexuel par la société et ses images, qui font semblant de ne pas voir l’évidence et attribue la souffrance de Carmilla à la jalousie. Il n’y parvient pas pleinement, cédant à quelques stéréotypes tenaces (le premier étant de faire de la lesbienne un vampire, soit une créature morbide), mais peut aussi se lire, du moins pour un regard queer, comme une simple et douloureuse histoire de coming out impossible. Carmilla n’a pas cédé au scénario imaginaire de son hétérosexualité. Elle ne répond que mollement au baiser de Leopoldo, et si elle choisit finalement de se suicider (oui, encore une lesbienne qui met fin à ses jours…), c’est aussi pour ne pas laisser aux agents du patriarcat, chefs de famille, médecins et hommes d’Eglise, le plaisir de lui enfoncer un pieu dans le cœur. Plaisir qu’ils détenaient dans le roman de Sheridan Le Fanu et qu’ils retrouveront dix ans plus tard dans les productions vampirico-lesbiennes de la Hammer, lancées par The Vampire Lovers

Estelle Bayon