La Fille de Dracula, Lambert Hillyer, 1936, USA

Réalisé par Lambert Hillyer pour Universal Pictures et écrit par Garrett Ford (à qui l’on doit également le scénario du Dracula de Tod Browning sorti cinq ans plus tôt), La Fille de Dracula sort sur les écrans en 1936. Le Code Hays, quoiqu’établi en 1930, est alors appliqué sérieusement depuis deux ans. Ce code d’auto-censure du cinéma hollywoodien imposa durant vingt ans une liste importante de restrictions morales, parmi lesquelles l’interdiction pure et simple de représenter l’homosexualité, perçue comme une “perversion sexuelle”, ou celle de présenter la figure du ou de la criminel.le comme sympathique. Par contre, les représentations de l’institution maritale et de la famille étaient plus que bienvenues (donc oui, le cinéma hollywoodien était bien, aussi, un outil de propagande hétéronormative).

Autant dire qu’un film sur une vampire attirée par des jeunes femmes ne présageait rien de très friendly. Dans La Fille de Dracula, la comtesse Marya Zaleska cherche par tous les moyens à se débarrasser de l’encombrante malédiction héritée de son paternel, cette soif de sang garante de son immortalité vampirique. Réalisant que brûler le corps de son père ne sert à rien, elle se tourne vers la psychiatrie en faisant appel au Docteur Jeffrey Garth, lequel lui conseille de résister à ses démons (facile…). Mais lorsqu’une jeune modèle à moitié dénudée s’apprête à poser dans son atelier, Zaleska ne peut résister à la tentation de se jeter sur l’innocente Lili. Troublée par ses persistants désirs, elle fuit en Transylvanie, kidnappant Janet, femme aimée de Garth. Prête à échanger la vie de Janet contre l’immortalité de Garth à ses côtés, Zaleska est finalement tuée par le jaloux Sandor, son fidèle serviteur, lui-même éliminé par les gars de Scotland Yard. Garth récupère sa belle, et tout est bien qui finit bien (en tout cas pour lui).

La Fille de Dracula reste très prude et le sous-entendu lesbien, ou du moins bisexuel, n’est abordé que par sous-entendus, avant une conclusion très hétéronormée de rigueur en 1936. Après les avoir (un tout petit peu) déstabilisés, le film de Hillyer finit par consolider les piliers de l’ordre bourgeois établis sur des oppositions binaires telles que féminin/masculin, homo/hétéro, nature/culture, normal/pathologique. Conte marqué par des tonalités queer, il est in fine mis en échec par une homophobie ambiante, résultat des conclusions encore récentes des travaux de la sexologie, et par une certaine misogynie dans une décennie traversée par une crise de la masculinité. Malgré tout, la sympathie que créée sur le public l’envoûtante et désemparée Zaleska, interprétée par Gloria Holden, ouvre une (minuscule) porte à l’affirmation de désirs homosexuels opprimés par la société.

La malédiction de l’homosexualité (féminine)

L’étrange Zaleska exerce son pouvoir de séduction hypnotique sur les hommes comme sur les femmes avant d’en faire les victimes de son instinct sanguinaire. La comtesse afficherait donc plutôt des penchants bis. Mais le film focalise sa conquête sur le féminin. Sans ambiguïté, l’affiche du film de l’époque orientait la menace uniquement sur les femmes : on pouvait y lire le slogan « Save the women of London from Dracula’s Daughter! » (Préservez les femmes de Londres de la fille de Dracula !). Et seule l’amorce de l’attaque de l’homme au début du film est filmée, quand la scène avec Lili dans l’atelier se confond avec une troublante et malsaine opération de séduction. On retrouve ce principe dans plusieurs films de vampires lesbiennes : il y a ces corps vite consommés pour assouvir un besoin ou à des fins de manipulation (généralement ceux d’hommes ou de servantes anonymes), et ces corps à travers lesquels passent plus intensément le trouble du désir voire de l’amour (la jeune et jolie femme bien née). Dans cette scène de l’atelier, commentée dans The Celluloid Closet, moment fort du film qui a marqué les esprits, Zaleska, l’œil gourmand, s’approche du modèle à qui elle demande de dénuder ses épaules. Lili pousse un cri et la caméra fait un mouvement vers le haut pour laisser le mal hors-champ, protéger les yeux des prudes spectateurs et spectatrices, et sauvegarder la morale américaine.

Limité par le Code Hays, La Fille de Dracula ne pouvait en effet filmer de scène de sexe et/ou de violence. Le film déplace donc légèrement son sujet en concentrant son intrigue sur la volonté de la vampire d’échapper à sa condition. Condition vampirique bien entendu, mais il n’est pas difficile d’entendre entre ses mots son souhait de résister à un autre désir « contre-nature”. Au début du film, Zaleska ne cesse de répéter qu’elle aspire à la « normalité » (“a normal life”) pour pouvoir enfin vivre « comme une femme» (“as a woman”). Et être une femme normale en 1936, c’est être une hétéro, une épouse, une mère (bizarrement en 2017 aussi…). Genre fantastique oblige, cette aspiration à l’hétéronorme passe d’abord par un acte de sorcellerie (les lesbiennes ont longtemps été assimilées aux sorcières). Mais voler et brûler le cadavre de Papa Dracula ne suffit pas à briser son sort. Alors, Zaleska se tourne vers la Science, la Raison, la Psychiatrie, l’Homme : le Docteur Garth.

Carmilla, l’héroïne du roman éponyme de Sheridan le Fanu plusieurs fois adapté au cinéma, souffre également de son état homo-vampirique. Son amour intense pour Laura porte le poids d’une malédiction amoureuse, entre pulsions homo-érotiques et sentiments romantiques. En 1960, dans la version de Carmilla réalisée par Roger Vadim sous le titre Et mourir de plaisir, l’explication au mal de la jeune vampire léthargique est encore médicale. Le personnage du docteur diagnostique un dédoublement de personnalité, quand le public peut y déceler sans difficulté un chagrin d’amour (de Carmilla envers Georgia) combiné à une banale anémie (par manque de sang). Ces interprétations médicales montrent à quel point, à travers la métaphore du vampirisme, l’homosexualité est perçue comme une maladie si vile que même la science ne peut en venir à bout. La Carmilla de Vadim préfère se suicider ; Zaleska est assassinée. Si la lesbienne ne « guérit » pas, elle ne peut que mourir. On les trouve également dans d’autres films fantastiques, comme La Féline de Jacques Tourneur, où la panthère mutante a remplacé la vampire.

De bien méchantes inverties

Ce rapprochement entre malédiction criminelle et pathologie homosexuelle se comprend dans le contexte de sortie de La Fille de Dracula. Le cinéma a fait son apparition lors d’une période marquée par une menace homo croissante, mise à jour par une nouvelle science, la sexologie. Depuis les années 1880, les travaux de ses pionniers Richard von Krafft-Ebing et Havelock Ellis entendent l’inversion, tant féminine que masculine, comme une pathologie, au même titre que la zoophilie ou la pédophilie. Sans pour autant dénier la légitimité citoyenne de ces « uranien.ne.s », ils et elles sont vu.e.s comme des criminel.le.s. Intéressés par les lesbiennes, ces discours ont peut-être permis de les rendre visibles, mais les ont immédiatement marquées comme “Autres”, rapprochant leur comportement déviant de la criminalité (c’est là un grand dilemme du cinéma représentant des homo : être représenté.e.s, oui, mais à quel prix !). La réaction conservatrice des responsables du Code de censure reflète la propagation des différents discours sexologues. Il fallut attendre la vulgarisation de ces théories par une diffusion plus massive que celle des revues scientifiques pour les rendre accessibles au grand public. S’appuyant sur cette autorité médicale, le cinéma a proposé des personnages invertis déviants, dangereux, et en souffrance. Et c’est bien le cas de la comtesse Marya Zaleska…

Bien après la fin du Code Hays, il n’est pas rare sur grand écran qu’une femme criminelle soit une butch, surtout si le film met en scène un duo féminin, et même s’il n’affirme jamais explicitement de désir lesbien : Thelma & Louise, JF partagerait appartement, Monster, Baise-moi… Toutes des gouines, forcément, des déséquilibrées de l’amour, tant la violence est la chasse gardée du masculin. C’est qu’elles osent s’approprier le privilège masculin qu’est le désir actif, alors que la femme « normale » doit plutôt se définir par sa douce passivité…

fille-de-dracula

La crise de la masculinité

Par ailleurs, La Fille de Dracula sort au milieu des années 1930, période de la Grande Dépression (1929-39) caractérisée par une grosse crise économique post-krach de 1929, la montée du chômage et de la xénophobie, et une crise de la masculinité : les hommes se trouvaient confrontés à une perte d’emploi et voyaient leur statut de chef de famille remis en cause. Le self made man du capitalisme patriarcal triomphant des années 1920, le mec qui s’est fait tout seul, viril et compétitif, est déstabilisé. Discréditée, la culture de l’individualisme couillu fait alors place à un discours porté vers des valeurs plus douces d’empathie et de solidarité, associées au féminin, seules capables de sortir le pays de la crise. L’épouse doit travailler pour faire face aux baisses de salaire ou à la perte d’emploi du père de famille. Sa place au foyer est donc remise en question. L’homme à la maison, la femme au boulot : c’est l’émasculation !

Autant dire que ce nouveau pouvoir féminin n’est pas vu d’un très bon œil et celui qu’y porte le cinéma témoigne d’une certaine ambiguïté, entre résistance masculine à cette émancipation et virilité mortifère des héros violents. Si les femmes peuvent acquérir des attributs masculins, elles finissent généralement punies de cette audace qui outrepasse les limites de leur genre. Or la comtesse Zaleska, en kidnappant la femme de Garth et disposant de son corps, puisque la belle se trouve endormie par un petit coup de canines, vient nettement ébranler ces frontières. Zaleska s’attribuant la position du mâle doit donc être éliminée et remplacée dans le cadre par l’homme, le vrai.

La Belle au bois dormant ou l’échec du conte queer 

Il est frappant de voir le parallèle entre les dernières scènes du film et le conte de Charles Perrault, La Belle au bois dormant. Arrivée au château, la comtesse se penche lentement sur Janet étendue sur un lit, inerte, offerte. Le cadrage créé une confusion : va-t-elle l’embrasser ? la croquer ? les deux ? Mais arrive alors le prince charmant des années 1930, le bon Docteur Garth, qui empêche in extremis le crime vampiro-lesbien. Zaleska lui propose alors d’échanger la vie de Janet contre son immortalité à lui, pacte trahissant son ultime tentative de se soumettre à l’hétéronorme par un mariage éternel (ils vécurent heureux jusqu’à la fin des temps). Brave et dévoué (ah, quel homme !), Garth accepte ce sacrifice. C’est alors que la comtesse est tuée d’une flèche dans le cœur par son serviteur jaloux, avant qu’il ne tombe lui-même sous les balles des agents de l’ordre. Garth se penche alors sur sa Belle qui, cette fois, se réveille, délivrée du mal. Triomphe du couple hétéro, fin de l’histoire.

Le film et le conte ont aussi en commun le sang comme point de départ de la léthargie féminine. Le conte de La Belle au bois dormant raconte les étapes de la vie d’une femme, depuis la naissance jusqu’à l’âge adulte. Piquée par un fuseau, la Belle s’endort pour cent ans, réveillée par son prince évidemment charmant. Le petit écoulement de sang de cette piqûre fait figure du premier saignement menstruel et du début de la puberté, synonyme de sage apathie en attendant le mariage puis les enfants. Le conte n’est pas autre chose que l’apprentissage aux petites filles d’une interdiction de tout épanouissement personnel au profit de l’accomplissement obligatoire de la femme dans le mariage et la maternité. Evidemment, en 1697, date de la version de Perrault, la Belle n’est pas encore prête à brûler son corsage…

En 1936, les dents d’une vampire aux penchants pour le même sexe ont remplacé le fuseau. Tandis que les films de vampires lesbiennes affaiblissent la femme séduite, La Fille de Dracula endort littéralement Janet. Cette léthargie la rend autant vulnérable à la méchante Zaleska qu’elle lui évite de se confronter aux tentations lesbiennes, attendant sagement que son Prince vienne la délivrer, image de la pure soumission à son sort féminin. La version queer du conte que propose le film de Hillyer finit donc par échouer, inévitablement. Entre temps, la vampire lesbienne sera passée par tous les statuts possibles : sorcière, criminelle, malade mentale, prince raté. Toutefois, le film passe au travers d’une règle majeure du Code : ne pas attirer la sympathie sur la méchante. Or Zaleska, personnage désemparée face aux normes de la société, est bien dans nos souvenirs la seule héroïne de ce film, pitoyable et touchante, malheureuse mais éternelle. Ce n’est pas pour rien qu’elle donne son nom au titre du film.

 Estelle Bayon

Crédits images :
La Fille de Dracula, Lambert Hillyer, 1936 © Universal Pictures