« La Reine Christine : une ode à la subversion des genres »

Une peinture subtile et libre de personnages bisexuels ou homosexuels avant l’ère « Code Hays »

Réalisateur d’origine russe, Rouben Mamoulian revendique une ascendance théâtrale dans sa pratique. En effet, il débute déjà sur les planches en dirigeant des opéras et opérettes au George Eastman Theatre de 1923 à 1926 avant d’être producteur de théâtre et de spectacles au Theatre Guild. Son succès à Broadway attire l’attention des studios Paramount (une des plus puissantes firmes parmi la First National, la Metro-Goldwyn-Mayer et la Fox). Celle-ci décide de produire son premier grand succès cinématographique, Applause en 1929, qui met en scène une vedette du music-hall et s’inscrit dans les premiers pas du cinéma sonore[i]Le Chanteur de Jazz d’Alan Crosland en 1927 étant le premier film en son synchrone.

La Reine Christine bénéficie des progrès en matière de son pour dépeindre un drame historique sous forme de tableaux, qui interroge avec subtilité et délicatesse le genre et le sentiment amoureux. Le film marque par ailleurs le passage de Rouben Mamoulian de la Paramount à la MGM, ce qui correspond à son changement de style : il appuie son utilisation du plan fixe et du travelling descriptif, tout en poursuivant ses recherches visuelles autour des fondus, des contrastes et des superpositions.[ii]

La période qui précède le célèbre code d’autocensure établi par le sénateur William Hays en 1930, seulement appliqué à partir de 1934 pour une trentaine d’années, jouit d’une relative liberté visuelle et d’un ton dégagé des convenances morales. On voit s’épanouir une multitude de personnages interrogeant les normes du genre et de la sexualité, dès les débuts du cinéma entre autres. Des scénettes burlesques mettent en scène des hommes travestis (sissies) sur le registre de l’humour et de la caricature. Charlie Chaplin déploie le potentiel comique du travestissement dans Charlot grande coquette (1914) et Mam’zelle Charlot (1915) et Charlot machiniste (1916).[iii]

Les années 1930 désignent l’apogée du classicisme hollywoodien, mais également celui des représentations ambiguës et implicites. En 1930 paraît sur les écrans le mémorable Morocco [Cœurs brûlés] de Josef von Sternberg dans lequel Marlene Dietrich, parée d’un élégant costume masculin, déambule nonchalamment dans les allées d’un cabaret, provoquant les uns, suscitant de l’admiration des autres, jusqu’au fameux baiser avec une spectatrice. Le goût pour le travestissement de l’actrice s’installe dans sa vie privée, et elle côtoie les cercles lesbiens de la période, comme celui de Frede[iv]. Sur la scène allemande, Leontine Sagan réalise un an plus tard le film de pensionnat Jeunes filles en uniforme où se noue, bien plus qu’une amitié fusionnelle, une relation sentimentale entre une élève et son enseignante (le film donnera lieu à un remake de Géza von Radványi avec Lilli Palmer et Romy Schneider en 1958). Bravant la censure et l’échec commercial lors de sa sortie en 1935, Sylvia Scarlett de George Cukor propose une figure androgyne notable dans l’histoire du cinéma queer campée par Katharine Hepburn.[v]

Rappelons par ailleurs que la sortie en salles de La Reine Christine en 1933 coïncide avec l’arrivée du régime nazi au pouvoir en Allemagne qui ordonne la destruction de l’institut de sexologie de Magnus Hirschfeld et la persécution des homosexuels (Paragraphe 175).

L’androgynie et le travestissement prônés dans La Reine Christine diffèrent des représentations de personnages masculins : au comique des sissies par exemple s’oppose l’indépendance des femmes vêtues en homme. Rouben Mamoulian affirme cette idée en dessinant une reine émancipée, libre, au caractère décidé. La posture et les divers habits masculins permettent d’asseoir Greta Garbo dans son rôle, qui s’identifie à bien des égards à son personnage : l’actrice a d’ailleurs confié son intérêt pour la vie de la souveraine, aux mœurs libres, ce qui est à l’origine du scénario d’Anna Christie (1930). Toutes deux partagent et affichent une androgynie décomplexée.

Enfin, le destin des deux femmes se résume dans cette phrase de la Reine Christine : « Toute ma vie, j’ai été un symbole. J’en ai assez d’être un symbole. Je veux devenir un être humain. ». Écho à la propre vie de Greta Garbo, elle se retirera du cinéma dans les années 1940.

Un tableau historique…

La Reine Christine s’ouvre comme un tableau historique : les armoiries royales estampillent le générique et resituent le début de l’action lors de la Guerre de Trente ans durant laquelle meurt glorieusement sur le champ de bataille le roi Gustave-Adolphe de Suède en 1632.

« I was King of Sweden » installe le récit, sous les auspices de la figure paternelle – de nombreux plans montrent par la suite la Reine Christine en concertation avec sa cour, sous le regard fier du père, tissé sur une lourde draperie suspendue au mur. Au père aimé tué à la guerre, agit en écho l’amant assassiné en duel à la fin du film. La Reine Christine est à la fois captive de la mort du père et de l’amant, entre l’Histoire à laquelle elle appartient et les histoires amoureuses qu’elle initie. Pierre Berthomieu déclare alors « Le drame de la reine Christine est bien celui de l’impossible unité entre son rôle historique de monarque et ses aspirations romantiques qui offrent au film ses échappées lyriques. »[vi]

Plusieurs plans capturent la Reine Christine en buste ou aux épaules, comme un individu fixé dans l’Histoire officielle, sorte de théâtre des intrigues politiques et des alliances arrangées. Le fondu enchaîné sous forme de tombée de rideau ponctuant la troisième courte séquence du film contrebalance les devoirs (« duty ») royaux de la jeune monarque d’une part et les scènes intimes, telle la lecture au lit et la complicité avec son valet Aage d’autre part.

Outre une autorité indiscutable et un puissant statut sur la scène internationale, la Reine Christine souhaite diffuser une image de souveraine humaniste, s’intéressant aussi bien aux Précieuses ridicules de Molière qu’à la philosophie de Descartes. Le prestige de la Suède  s’incarne tant dans sa Reine que dans l’aura intellectuelle et la formation d’esprit critique.

Or, si la Reine Christine dispose de liberté dans l’exercice de son pouvoir, elle n’en est pas moins soumise aux codes en vigueur de son époque : le mariage avec un prétendant irrigue le récit principal. Le décor du château prend alors les traits d’un enclos sentimental où elle est sans cesse assaillie de demandes et pressée par sa cour.[vii] Cette oppression visuelle fonctionne en résonance avec l’oppression subie par la Reine.

La dernière partie du film retranscrit cette tension : elle abdique après le piège tendu par Magnus, son trésorier, à son amant Antonio. Elle demeure une figure d’autorité par l’usage de contre-plongées et par la couronne symbolique du trône qui couvre sa tête, même après qu’elle se soit démunie de la sienne. Le réalisateur filme à cet instant l’amour du peuple porté à leur Reine dans une scène quasi-religieuse où Greta Garbo, vêtue d’une robe blanche immaculée, traverse une foule déplorant la perte d’une souveraine vertueuse.

…attisé par le sentiment amoureux : une reine de cœur

La Reine est donc chaleureusement appréciée de ses sujets, qu’il s’agisse du peuple à qui elle accorde une grande attention mais également de ses fidèles compagnons et de son amie, la Comtesse Ebba Spare.

Rouben Mamoulian met au service de son œuvre une « iconographie romantique » pour reprendre l’expression de Pierre Berthomieu.[viii] La rencontre impromptue d’Antonio et de Christine – prise pour un jeune homme à cause de son habit et de sa posture de cavalier – alors que le carrosse de celui-ci est enlisé dans la neige s’ajoute au répertoire lyrique, tout comme la sensuelle scène, où, après la découverte du leurre, Antonio donne tendrement du raisin à son amante, allongée sur le sol de l’auberge dans une légère robe blanche, épisode qui marque la naissance de leur amour au travers du feu de cheminée en arrière-plan.

Les interpénétrations entre théâtre, opéra et cinéma culminent lorsque Christine – qui cache son identité de souveraine à son Antonio – caresse les objets de leur chambre. Elle veut s’imprégner du souvenir de la pièce, éloignée des obligations politiques : un endroit neutre en somme dans lequel elle écrit sa propre histoire. Le réalisateur indique avoir tourné la scène à l’aide d’un métronome afin de provoquer l’émotion et la poésie. À l’instar d’un ballet, Christine déploie son amour et sa sensibilité pour renverser le long-métrage d’un genre à l’autre, du film historique au drame romantique.[ix]

La Reine Christine ou reine de la confusion des genres[x]

Il faut tout d’abord noter que l’application du terme « travestissement » résulte du regard de notre société sur celles antérieures, et que nos conceptions et catégories actuelles diffère des pratiques dites travesties pour ces époques données.

La Reine Christine de Rouben Mamoulian est un éloge à l’androgynie et au questionnement de genre et de sexe. Elle est revêtue pendant une grande partie du film – du moins de manière récurrente jusqu’à la rencontre avec Antonio – en homme. Le spectateur peut être surpris de la transition entre la petite fille déjà sure de son pouvoir, couronnée à la mort de son père, et la silhouette ambiguë du plan suivant où l’on surprend la souveraine à cheval, de dos, en pantalon. Elle s’autorise, de ce fait, en tant que monarque, la possibilité de multiplier les conquêtes amoureuses des deux sexes, comme le remarque Pierre Berthomieu.[xi]

Une critique de Libération rédigée par Simone Dubreuilh en date du 8 février 1933, intitulée « Re-découverte de Greta Garbo ‘La Reine Christine’ » met en évidence « L’androgynie admirable qui porte en soi la magie et le secret des deux sexes ; femme et jeune garçon avec tour à tour le pouvoir du don et celui de la possession. »[xii]

Le long-métrage de Rouben Mamoulian participe également à diffuser un érotisme androgyne, notamment lorsque la Reine, en culotte d’époque, embrasse la Comtesse Ebba Spare, qui, elle, est vêtue d’une crinoline. Il semblerait que ce baiser soit le fruit du statut conféré par l’habit, car Christine embrassera seulement sur la joue son amie lorsqu’elle effectuera son chemin d’adieux après son découronnement.

Le travestissement de la Reine Christine ne pose aucun problème ni aucune résistance au sein de sa cour ; c’est comme si celui-ci était induit pour qu’elle puisse bâtir son autorité parmi une assemblée composée uniquement d’hommes. En revêtant l’habit de ses homologues masculins, elle se hisse à leur genre et s’installe comme un égal incontestable, sans pour autant effacer son sexe qui est l’enjeu des alliances et des intrigues romantiques. Il n’y a donc nul paradoxe quand son valet Aage l’aide à se vêtir en homme, tout en la questionnant sur ses prétendants.

Le jeu sur la confusion de son genre est au cœur de la rencontre avec Antonio qui la prend de prime abord pour un « garçon » à qui il donne un thaler pour le/la récompenser d’avoir aidé à sortir son carrosse de la neige. Le thaler indique sur la face pile l’androgynie du monarque, en dessinant un profil ambigu. À la confusion de genre, s’ajoute la confusion sociale puisque le travestissement ne concerne pas seulement la dissimulation d’un sexe, mais aussi celle d’un statut.

Puis toute une mise en scène à l’auberge écrit la confusion et le quiproquo. L’aubergiste tombe plusieurs fois dans la duperie en demandant : « Que puis-je vous servir, jeune homme ? », ou en remerciant : « Merci, messire. », et surtout en proposant une compagnie féminine à son hôte : « Un jeune homme comme vous n’aura aucun mal [à trouver compagnie]. C’est une nuit froide pour être seul. Je vous trouverai une aimable compagnie si le cœur vous en dit. » À son insu, l’homme serviable devient complice d’une potentielle relation lesbienne.

Antonio est lui aussi tromper par l’illusion du genre et par les postures viriles que déploie son hôte pour le convaincre de son identité. Il invite « ce gentilhomme [à] souper avec [eux] ! » et interpelle de nombreux fois son ami « jeune homme ». Encore une fois, l’aubergiste est au cœur de la création de liens homosociaux, voire homosexuels, quand survient le problème de l’unique chambre à partager. Il convie les deux hommes à dormir ensemble, engendrant de cette manière une relation a priori gay. L’entremêlement et la confusion des genres se poursuivent jusque dans la couche où Antonio fait remarquer au « jeune homme » qu’une servante s’est éprise de lui, ce à quoi rétorque Christine par « J’y renonce de bon cœur. Si ça vous intéresse. »

L’artifice prend fin au moment où les deux hommes doivent se déshabiller : un instant de doute envahi Antonio, avant la découverte du secret. Son amour peut enfin s’exprimer, bien qu’il ait été perceptible lors de l’échange de regards entre les deux êtres au début la séquence.

La Reine Christine résume parfaitement l’enjeu de son travestissement quand l’interroge Antonio sur cette pratique : elle rétorque une volonté de s’échapper, pour être plus libre.

En effet, l’historienne Sylvie Steinberg explique dans La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution que les femmes travesties sont plutôt nombreuses et s’emparent de l’habit masculin pour garantir leur émancipation. C’est, en outre, une pratique liée aux discours religieux qui sanctifient les saintes travesties (le film de Rouben Mamoulian est pétri de références à la religion, dont la scène suivant le découronnement) et à la promotion d’héroïnes guerrières. Pendant cette période, le travestissement des femmes en hommes est bien moins réprimandé que dans le cas inverse qui induit effémination, faiblesse et déclassement social, là où il prône chez la femme la vertu de se prémunir des violences et de défendre son honneur.

En bref, la Reine Christine évoque un désir d’affranchissement plus que tout, qu’il s’agisse autant des conventions morales que politiques. Elle incarne la liberté de ton et le choix de vie, jusqu’à la fin du film où elle recueille, vêtue en homme, les derniers soupirs de son amant sur le bateau, avant de s’installer à la proue et d’envisager l’avenir.

 

Le genre du drame historique avec intrigues bisexuelles et lesbiennes : petit tour d’horizon

Trois cours différentes, trois périodes différentes et trois portraits de relations bisexuelles ou lesbiennes à l’écran.

À La Reine Christine de 1933 succède une nouvelle adaptation par Mika Kaurismäki intitulée La Reine garçon en 2015. Cette dénomination inscrit directement le film dans la confusion des genres et impose aux spectateurs une reine nettement plus émancipée que celle de Rouben Mamoulian, tant par son attitude que par les habits masculins qu’elle porte.

Interprétée par Malin Buska, cette nouvelle formule de la Reine Christine affiche et affirme son désir homosexuel envers la comtesse (Sarah Gadon), notamment au cours d’une scène assez charnelle. Le feu qui crépite est à son tour repris, mais non plus pour signifier la tendresse de la relation hétérosexuelle largement dépeinte par Rouben Mamoulian. Dans le film de Mika Kaurismäki, ce motif suggère l’ardeur du désir et la passion assumée.

Aussi, le réalisateur met un point d’honneur à mettre en scène une monarque cultivée qui s’entoure de René Descartes et s’intéresse à l’art. Il partage de ce fait le point de vue cinématographique de Rouben Mamoulian en insérant des effets de citations culturelles.

Le récent film de Yórgos Lánthimos (2018) primé de nombreuses fois à la Mostra de Venise, aux Golden Globes, aux BAFTA et enfin aux Oscar pose une intrigue amoureuse et de pouvoir entre la Reine Anne (Olivia Colman), fragile et inconstante, et Lady Sarah Churchill, Duchesse de Malborough (Rachel Weisz) qui gère ouvertement le royaume de Grande-Bretagne au début du XVIIIe siècle en manipulant sentimentalement sa souveraine pour parvenir à ses fins. Leur relation, entre soumission et domination, voit un nouveau tournant avec l’arrivée de Abigail Hill (Emma Stone), cousine déchue de Sarah qui paraît de prime abord de nature candide et douce avant de s’avérer manipulatrice insidieuse.

Sarah, femme autoritaire et de caractère, revêt à plusieurs moments l’habit d’homme. Au-delà du confort pour monter à cheval et déambuler, ce travestissement assoit davantage son pouvoir : elle est égale, voire supérieure aux hommes de la cour, atteints de mollesse et de décadence (comme le soulignent les parties de jeux aux canards et de jets d’orange). De plus, elle affronte sa rivale Abigail lors d’un duel métaphorique de tirs aux pigeons. Si l’animal symbolise la naïveté, caractéristique d’Abigail dans un premier temps, cet attribut se retourne contre Sarah lorsque sa dame de chambre affirme sa personnalité en conquérant la Reine à son tour et en défiant la Duchesse elle-même à sa propre distraction : elle finira avec des éclaboussures de sang d’un pigeon au visage, puis une balafre, stigmate de l’infamie et de sa future déchéance.

Les rapports de genre et de force sont inversés quand la Reine s’amuse à son tour d’avoir deux prétendantes, deux favorites. Elle prend plaisir à voir Sarah lui faire la cour, notamment lors de la scène du bain de boue où celle-ci se dessine au-dessus de la bouche une moustache et se présente comme Sir Churchill, à quoi répond Anne par une mimique similaire.

Le trio de femmes réinvente donc les genres et l’Histoire, une lecture à faire au prisme de notre propre époque comme le rappelle l’équipe du film lors d’une interview de promotion.

Enfin, Les Adieux à la reine de Benoît Jacquot en 2011 imagine une relation homosexuelle entre Marie-Antoinette et Sidonie Laborde, lectrice de la Reine, personnage de fiction créé pour l’occasion.

On a reproché au film cette liaison homosexuelle pour l’écran, qui résulte également des fantasmes de la fin du XVIIIe siècle voyant en cette Reine détestée le support de tous les vices. Dans le film de Benoît Jacquot, la proximité avec Gabrielle de Polignac se perçoit aussi comme une relation homo-érotique, amplifiant la tension et la jalousie – sentimentale et sociale – entre la lectrice attitrée et la Comtesse.

En définitive, le genre historique se prête à l’interprétation et à la création de personnages bisexuels, lesbiens et travestis. Il permet d’accentuer un trait de caractère, de proposer une autre histoire loin des canons officiels, et non pour autant erronée. Et questionne de ce fait la présence et la vie d’individus homosexuels à travers les époques.

Le film de Rouben Mamoulian, quant à lui, se joue des genres : il traverse le tableau historique pour mener le spectateur vers le drame sentimental, l’ensemble sur un ton théâtral. Surtout, il énonce un discours novateur sur le genre des individus, voguant à leur tour du masculin au féminin, du féminin au masculin sans hésitation.

Céline Dubois

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Références / Pour aller plus loin

BERTHOMIEU, Pierre, Rouben Mamoulian. La galerie des doubles, coll. « Grand écran, Petit écran », Liège, Éditions du Céfal, 1995.

BRION, Patrick, « La Reine Christine », Dossiers du cinéma, Paris, Casterman, 1971.

COSNARD, Denis, Frede, Paris, Éditions des Équateurs, 2017.

ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007.

STEINBERG, Sylvie, La Confusion des genres. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001

 

[i] BERTHOMIEU, Pierre, Rouben Mamoulian. La galerie des doubles, coll. « Grand écran, Petit écran », Liège, Éditions du Céfal, 1995, p. 11-12.

[ii] Ibidem, p. 55-61.

[iii] ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007, p. 39-42.

[iv] COSNARD, Denis, Frede, Paris, Éditions des Équateurs, 2017.

[v] ROTH-BETTONI, Didier, ibidem, p. 8 (chronologie).

[vi] BERTHOMIEU, Pierre, ibidem.

[vii] Ibidem.

[viii] Ibidem, p. 7-9.

[ix] BRION, Patrick, « La Reine Christine », Dossiers du cinéma, Paris, Casterman, 1971, p. 197-199, reprenant des archives de La Reine Christine (plaquettes de présentation de 1933).

[x] Titre emprunté à l’ouvrage de STEINBERG, Sylvie, La Confusion des genres. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001 (issu de sa thèse).

[xi] BERTHOMIEU, Pierre, ibidem.

[xii] Archives de 1933, document consultable au département des Arts et Spectacles de la Bibliothèque Nationale de France, Paris.

La Meilleure Façon de marcher – Claude Miller, cinéaste de la subtilité

Claude Miller n’a rien laissé de côté dans La meilleure façon de marcher, son premier long-métrage : scénario, dialogues, adaptation et réalisation portent son empreinte, mélange de subtilité et de perfectionnisme.

Cet ancien étudiant de l’I.D.H.E.C (Institut des hautes études cinématographiques) fait ses armes pendant près de dix ans (1965-1974) en tant qu’assistant-réalisateur auprès des plus grands. En effet, il assiste Marcel Carné (Trois chambres à Manhattan) et Robert Bresson (Au hasard Balthazar) en 1965, mais aussi Jacques Demy l’année suivante pour Les Demoiselles de Rochefort et Jean-Luc Godard pour Week-end en 1967. Sa maîtrise de l’univers cinématographique ne se limite pas à la réalisation puisqu’il est plusieurs fois régisseur général, toujours pour Jean-Luc Godard, et directeur de production pour François Truffaut[1] qui écrira d’ailleurs un article dithyrambique à propos de La meilleure façon de marcher.

Le synopsis du film est simple et efficace : Philippe (Patrick Bouchitey) et Marc (Patrick Dewaere) exercent le métier de moniteur de vacances dans les années 1960. Le premier, introverti et sensible, fait preuve de pédagogie et de douceur avec les enfants, notamment en animant un atelier théâtre, qui contraste avec la brutalité sportive du second. À l’occasion d’une soirée entre moniteurs, Marc pénètre dans la chambre de Patrick pour lui demander des bougies et le découvre alors travesti en femme. Claude Miller met par la suite en scène un habile jeu de silence et de sadisme, autrement dit la meilleure façon de filmer la délicatesse et la contradiction des émotions.

À sa sortie en 1976, le film reçoit des éloges unanimes de la part des critiques. Celui de François Truffaut salue la virtuosité sentimentale créée à l’écran tant par la technique de Claude Miller que par le jeu des acteurs de la nouvelle génération.

Il dresse à juste titre trois modes de narration qui irriguent le long-métrage : la fable, l’histoire psychologique et le récit autobiographique.[2] Dans un premier temps, le genre de la fable renvoie à l’expression d’une vérité morale, ici celle du bouleversement des codes. Marc, stéréotype de la virilité exacerbée, est troublé par son rapport avec Philippe qui remet en cause ses préceptes moraux et son comportement machiste. Il fait face à une autre vérité, intérieure d’une part, qu’est le sentiment d’ambiguïté, et extérieure d’autre part, qu’est de vivre autrement le monde normé. C’est pourquoi la fable se double d’une histoire psychologique : cette rencontre entre Philippe et Marc se finalise par un renversement des relations. Tous deux évoluent psychologiquement, se heurtant l’un à l’autre. Claude Miller dépeint une chorégraphie des individus qui s’entrechoquent et déploie de ce fait un récit autobiographique, car en fonction du point de vue, le spectateur peut adopter celui de Philippe ou de Marc, facilitant l’identification.

Ce sont cette empathie et cette assimilation mêmes que désigne François Truffaut lorsqu’il déclare que « Dans La meilleure façon de marcher, vous ne trouverez pas une scène, pas un plan qui ne se rapporte directement au sujet et pourtant les personnages sont vivants, ils nous paraissent vrais dans leur particularité et ils évoquent en même temps les types humains que nous avons rencontrés sinon en colonie de vacances, en tout cas à l’armée. »[3]

De plus, le critique résume en cinq termes les enjeux du film qui s’insère inéluctablement dans le contexte des années 1970 : « Les mots de racisme, sexisme, fascisme, homosexualité, virilité ne sont pas prononcés et n’ont pas besoin de l’être dans cette danse de mort qui se termine par un coup de couteau dans la cuisse. »[4] De manière globale, le film interroge une crise identitaire de la virilité, en écho avec notre actualité, d’où la nécessité de s’y référer pour comprendre ses origines.

Enfin, le cinéaste de la Nouvelle Vague applaudit le travail des acteurs qui selon lui concrétisent le scénario.[5] Patrick Bouchitey et Patrick Dewaere font effectivement partie d’une scène émergeante de nouveaux talents. Le premier est révélé par le film de Claude Miller, et le second a déjà fait ses preuves au théâtre et au cinéma, où il donne vie à ses personnages selon une méthode proche de l’Actor studio mêlant précision et naturel.

Parallèlement à l’article de François Truffaut, de nombreux critiques s’accordent sur l’ambiguïté, la subtilité et l’efficacité du film.[6]

Mais La meilleure façon de marcher a également une résonnance toute particulière au sein de la communauté homosexuelle. Le célèbre critique de cinéma et militant pour les droits des homosexuels Jean-Louis Bory écrit dans Le Nouvel Observateur du 23 février 1976 « Claude Miller a réussi un film aigu, tendre, pudique sur les incertitudes du cœur et des sens de l’adolescence. » Il félicite le « tour de force » qu’est celui de « décrire les troubles avec limpidité » et la « haine par peur de la différence »[7], tout en plaçant quelques réserves quant à la représentation classique de l’homosexualité masculine assimilée à la féminité.[8]

 

La meilleure façon de s’inscrire dans l’esprit des années 1970

La meilleure façon de marcher n’est pas le seul film qui traite des subtilités amoureuses et masculines dans les années 1970. Un tour de France et du monde permet de comprendre que le thème se manifeste sous plusieurs angles, et participe à une rhétorique de visibilité en lien avec les discours militants et les revendications légitimes.

En 1970, William Friedkin porte à l’écran un groupe d’homosexuels comme personnages principaux dans son film Les Garçons de la bande, et de l’autre côté de l’Atlantique, Luchino Visconti célèbre la mélancolie amoureuse dans Mort à Venise en 1971. Le même réalisateur filme Ludwig : le Crépuscule des dieux deux ans plus tard, retraçant l’existence de Louis II de Bavière. En 1975 sort en salles Le Droit du plus fort de Rainer Werner Fassbinder qui dépeint les relations sociales et sexuelles d’hommes gays. La même année sont projetés avec plus ou moins de difficultés The Rocky Horror Picture Show (Jim Sharman) et Salò ou les 120 journées de Sodome (Pier Paolo Pasolini, on pense plus particulièrement à la censure internationale qui a frappé ce long-métrage, derrière œuvre du cinéaste avant son assassinat). 1976 marque la réalisation de Sebastiane par Derek Jarman, entièrement tourné en Latin et proposant une traduction homoérotique de la vie du Saint qui a fait scandale. Arthur Bressan Junior propose en 1978 un documentaire sur la situation des homosexuels intitulé Gay USA qui se fonde notamment sur des archives des mouvements et des défilés. Edouard Molinaro réalise à la même époque La Cage aux folles, adaptation de la pièce de théâtre, qui met en scène un couple d’homosexuels dirigeant un cabaret de travestis. En Espagne, Eloy de la Iglesia s’attaque à la question de l’homosexualité dans El diputado qui présente un homme politique gay en proie à des menaces de scandales. Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem réalisent Race d’EP (1979) qui donne à voir une histoire de l’homosexualité en sketches et se positionne dans les pas du cinéma militant.[9]

La meilleure façon de marcher s’introduit donc dans une décennie aux productions hétéroclites : comédies, drames, documentaires, manifestes, biopics, etc. suggèrent ou montrent des personnages masculins bisexuels ou homosexuels, travestis ou non.

La France détient une place originale dans cette histoire du cinéma en rapport avec les questions de sexualités et de genres. En effet, la Nouvelle Vague s’intéresse peu à la représentation des minorités sexuelles, exception faite de l’homosexualité féminine.

Didier Roth-Bettoni dans L’Homosexualité au cinéma rappelle l’ « ignorance » de ce mouvement cinématographique qui tente tant bien que mal d’afficher une « sensibilité queer » dans Les Godelureaux de Claude Chabrol en 1961, et participe davantage à une représentation traditionnelle de l’homosexualité comme dans Les Amitiés particulières de Jean Delannoy (à partir du roman de Roger Peyrefitte) qui fait scandale au sein de l’Église catholique et de la droite à cause des relations entre religieux et jeunes garçons dans un internat.

Outre la catégorisation des représentations, certains films font briller l’homosexualité par son absence : c’est le cas spécifique de Plein soleil de René Clément (1960) basé sur le roman Monsieur Ripley de Patricia Highsmith publié en 1955 (à qui l’on doit L’Inconnu du Nord-Express de 1951 porté à l’écran la même année par Alfred Hitchcock où le maître chanteur et sa victime entretiennent une relation équivoque, et The Price of Salt de 1952 adapté sous le titre de Carol en 2015 par Todd Haynes qui met en scène une relation lesbienne dans l’Amérique conservatrice des années 1950). Dans Plein soleil, les caractéristiques gays des deux personnages sont complètement passées sous silence.

Le manque de personnages homosexuels, doublé d’une possible réticence, s’atténue pendant la décennie 1970.

Les relations entre hommes ne sont plus stigmatisées, si l’on en croit aussi le nombre d’acteurs qui accepte d’incarner des personnages gays dans divers registres. Jean Rochefort se met certes en couple avec une femme dans La Liberté en croupe d’Edouard Molinaro en 1970, éprouvant toutefois des sentiments pour le fils de cette dernière. Michael Londsale interprète un prêtre pédophile dans Le Souffle au cœur (Louis Malle, 1971). Un an plus tard Jean Desailly est détroussé par un tapin dans le film de Jean-Pierre Melville Un flic. Dans La Nuit américaine de François Truffaut en 1973, Jean-Pierre Aumont reçoit son amant sur le tournage d’un film.

En contrepied de l’hermétisme de la Nouvelle Vague, ces quelques exemples et bien d’autres s’accompagnent d’un cinéma d’art et d’essai français qui explore l’homosexualité. En 1974, Adolfo Arrieta réalise Les Intrigues de Sylvia Couski avec Marie France et Hélène Hazera notamment, figures de proue de la scène trans. Interroger les sexualités et les genres passe aussi par les expérimentations cinématographiques du duo Klonaris et Thomadaki.[10]

En somme, La meilleure façon de marcher est aussi celle de filmer une époque et une atmosphère, de faire déambuler le spectateur au sein de l’histoire du cinéma et des représentations. Ce dernier ne peut trouver sa « meilleure façon de marcher » qu’en prenant en considération les événements culturels, sociaux et politiques qui l’ont précédé ; en n’oubliant pas les luttes, ainsi que leurs actrices et acteurs.

 

Sources / Pour aller plus loin

ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007.

La Meilleure façon de marcher, [Film. Scénario et dialogues in extenso], Paris, L’Avant scène, 1976.

[1] La Meilleure façon de marcher, [Film. Scénario et dialogues in extenso], Paris, L’Avant scène, 1976.

[2] Ibidem : François Truffaut, « De l’abstrait au concret », pages 5-6.

[3] Ibidem : François Truffaut, « De l’abstrait au concret », pages 5-6.

[4] Ibidem : François Truffaut, « De l’abstrait au concret », pages 5-6.

[5] Ibidem : François Truffaut, « De l’abstrait au concret », pages 5-6.

[6] Respectivement : José Maria Bescos, Pariscop, 25 février 1976 ; François Forestier, L’Express, 1er mars 1976 ; Claude Beylie, Ecran 76, mars 1976 (in ibidem, pages 55-56).

[7] Ibidem, pages 55-56

[8] ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007, pages 241-242.

[9] ROTH-BETTONI, Didier, op. cit. (chronologie).

[10] Ibidem, pages 218-257.

The Celluloid Closet : un film documentaire manifeste et militant

The Celluloid Closet est tout d’abord un ouvrage engagé et critique, rédigé par Vito Russo, publié en 1981 puis dans une réédition augmentée en 1987. Il fournit l’essentielle trame du documentaire de Rob Epstein et de Jeffrey Friedman sorti en 1995, pour une mise en image didactique accompagnée de riches extraits et interviews, proposant ainsi une histoire des représentations de l’homosexualité à l’écran, des débuts du cinéma aux années 1990.

Rob Epstein et Jeffrey Friedman ont choisi de traiter plutôt objectivement leur sujet d’étude, afin d’interroger le couple contexte historique et enjeux cinématographiques produisant un langage de représentations stéréotypées multiples, explicites ou implicites. Pour rendre compte de la situation du cinéma hollywoodien dans sa globalité, ils mêlent habillement au fil narrateur historicisant porté par la voix de Lily Tomlin qui commente les extraits, des témoignages d’acteurs (Tony Curtis, Whoopi Goldberg, Shirley MacLaine, Tom Hanks, Susan Sarandon, Farley Granger, Antonio Fargas, Harry Hamlin), d’historiens et de théoriciens du cinéma (Richard Dyer), d’écrivains et de journalistes (Armistead Maupin, Susie Bright), de scénaristes (Harvey Forbes Fierstein, Arthur Laurents, Gore Vidal, Stewart Stern, Paul Rudnick) et de producteurs (Jan Oxenberg, Jay Presson Allen, Bary Sandler, John Schlesinger) engagés dans la lutte des droits LGTBQI+ quelle que soit leur orientation sexuelle. Là où Vito Russo évoque dans son livre la difficulté de faire parler les personnalités du cinéma hollywoodien qui craignent une stigmatisation sexuelle, les deux réalisateurs réussissent à solliciter d’illustres individus qui permettent de dessiner un portrait précis de la manière dont est pensé, réalisé et produit le cinéma hollywoodien, à la fois comme principal lieu de diffusion des clichés et comme lieu d’innovations des représentations.

Le documentaire dresse un constat période par période des portraits homosexuels subissant des modifications en fonction du cadre historique et social. De cette manière, Rob Epstein et Jeffrey Friedman rappellent plus que jamais les liens inextricables entre cinéma et histoire. Et il est à Richard Dyer d’affirmer « l’apprentissage de la sexualité par les films », d’où leur importance comme sources et vecteurs de discours, pour celles et ceux qui les professent d’une part, et celles et ceux qui les reçoivent d’autre part.

Quand les débuts du cinéma américain jettent les premières bases des représentations homosexuelles

  1. Une date phare en histoire du cinéma car elle fixe sa naissance. En effet, le 28 décembre a lieu au sous-sol du Grand Café à Paris la première projection payante du cinématographe, invention brevetée par les frères Lumière. Mais de l’autre côté de l’Atlantique et dans l’histoire des représentations homosexuelles, la date fait écho : The Gay Brothers est un court-métrage expérimental réalisé par William Dickson pour les studios du célèbre inventeur Thomas Edison, et offrant au regard deux hommes dansant la valse.

Les tous premiers pas de l’homosexualité au cinéma se font sous le prisme de l’humour, du vaudeville et du spectacle : en aucun cas elle ne constitue le danger immoral et perfide des décennies à venir ! En témoignent notamment les facéties de Fatty Arbuckle qui se grime en femme dans Miss Fatty’s Seaside Loversi (1915) avant d’en faire une de ses spécialités comme le raconte Vito Russo. A Florida Enchantment de Mr. et Mrs. Sidney Drew (1914) met en scène ouvertement des personnages bisexuels et homosexuels en jouant sur les codes de la lesbienne butch et du gay efféminé, qui dès les années 1910, devient une figure incontournable sous l’appellation de « sissy ».

Florence Tamagne dans son article « Genre et homosexualité. De l’influence des stéréotypes homophobes sur les représentations homosexuelles » explique que les « stéréotypes vont se cristalliser autour des figures de l’homosexuel et de la lesbienne, désormais définis par leurs seules pratiques sexuelles, et constitués comme un groupe à part, en marge de la société ». Plus loin, elle suppose que le cliché du gay efféminé provient des thèses de Magnus Hirschfeld, médecin et militant homosexuel, qui reprend l’idée d’un « troisième sexe » doté d’ « une âme de femme dans un corps d’homme ».[i]

Ce jeu sur les genres et l’orientation sexuelle est représenté dans une des scènes de Charlot fait son cinéma en 1914 pendant laquelle il embrasse une femme déguisée en homme, suscitant le sarcasme gestuel d’un compagnon de travail. Le stéréotype s’affirme donc en formule populaire pour reconnaître les personnages homosexuels et faire rire.

La figure du sissy jouit d’une « carrière florissante à Hollywood » comme le met en image The Celluloid Closet. Il faut avant tout se souvenir que le terme « sissy » est une insulte pour désigner un homme à l’attitude et aux pratiques efféminées. La réappropriation de l’injure agit comme un « énoncé performatif » pour reprendre l’expression de Didier Éribon dans Réflexions sur la question gay qui « produit une prise de conscience de soi même comme un ‘autre’ que les autres transforment en ‘objet’ ».[ii]

Avant d’être une prise de conscience et une affirmation telles qu’elles auront lieu à partir des années 1970, le sissy véhicule une visibilité négative : réduisant l’homosexuel à une parodie de la femme cette figure a pour unique but de soulever l’hilarité du public par ses manières (Our Betters de George Cukor en 1933, ou encore La Joyeuse divorcée de Mark Sandrich en 1934). L’apogée du sissy correspond à la période pré-Code (avant 1934) où l’on voit émerger nombre de films et de représentations explicites, soulevant la crainte d’une débauche morale par le gouvernement américain et la future mise en place du code d’autocensure.

Si les sissies et les hommes habillés en femme font rire, ce n’est pas le cas des femmes travesties en homme. Elles renversent de ce fait un héritage des rapports de force et de pouvoir où les femmes occupent la position de sujet inférieur et dominé. En revêtant l’habit d’homme, elles revêtent également son statut social et deviennent leur semblable. Parmi les exemples du livre de Vito Russo, Rob Epstein et Jeffrey Friedman utilisent deux célèbres films pour illustrer leurs propos. D’un côté Marlene Dietrich dans Morocco (Josef von Sternberg, 1931) embrasse pendant un spectacle une femme : pour l’auteur de The Celluloid Closet, l’androgynie de l’actrice et son baiser sont au service d’une « attraction exotique » afin d’attirer l’attention de Gary Cooper. Or il n’en demeure pas moins que ce baiser, aussi furtif et attractif soit-il, offre une visibilité et une référence lesbienne. Le documentaire rappelle par ailleurs que La Reine Christine de Rouben Mamoulian (1933) basé sur la vie de Christine de Suède n’a pas échappé à la relecture édulcorée hollywoodienne : l’indépendance de la légendaire souveraine cède au conformisme sentimental et à l’abdication politique.

Les effets du code d’autocensure

Appliqué de 1934 à 1966, le Motion Picture Production Code, plus souvent connu sous le nom de « Code Hays », découle d’une longue série de mises en garde et de réglementation pour le contrôle des films hollywoodiens. Déjà, dès le début du cinéma, la censure touche le contenu des films et la vie des stars. Petit à petit vont se concrétiser des actions visant à contrôler les films afin d’éviter les pertes financières liées aux comités de censure locaux et fédéraux. Le sénateur William Hays se voit rapidement confier la tâche d’ériger une liste de « Don’t » et « Be careful » visant à régir les représentations en termes de nudité, de sexualité, de profanation, de drogues, d’alcool, de vie familiale et conjugale, etc. Un premier code est mis en place en 1930, mais trop peu respecté et efficace. Et c’est en 1934, sous la pression de la Ligue de Vertu, que l’application du code d’autocensure est effective sous la direction de Joseph Breen, censeur en chef d’Hollywood. Les principes du code sont simples : il s’agit d’éduquer et d’élever les esprits en prônant les valeurs morales. Les films sont soumis à un fonctionnement strict : il est certes possible d’enfreindre la liste des infractions mais toujours sous couvert de justifications scénaristiques ; tout écart doit davantage être suggéré que montré, et enfin toute déviation morale ne doit être ni séduisante ni excitante.

Au regard de ces critères, de nombreux films subissent une écriture par la censure. C’est notamment le cas du Poison (Billy Wilder, 1945) qui proposait comme personnage un écrivain à la sexualité ambiguë se substituant à un écrivain alcoolique. Feux croisés (Edward Dmytryk, 1947) qui donnait à voir un film sur la persécution des gays se transforme en un film sur des crimes antisémites.

Le « Code Hays », au-delà des réécritures scénaristiques sous la pression de la censure, renforce des références implicites à l’homosexualité tout en stigmatisant l’homosexuel comme personnage pervers et dépravé, nouvelle figure du cinéma hollywoodien.

The Celluloid Closet prend pour exemple La Fille de Dracula sorti en 1936 et réalisé par Lambert Hillyer. L’homosexualité représentée à demi-mot n’est toutefois pas gommée et assimile le désir lesbien de la comtesse Marya Zaleska à la mort (une parfaite illustration cinématographique du couple Éros / Thanatos).

Il en va de même pour Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940) qui ne renvoie jamais explicitement à l’homosexualité féminine mais, qui, par le biais de la célèbre scène où Mrs. Danvers touche sensuellement les fourrures et ouvre les placards de lingerie de la défunte maîtresse de maison, met à l’écran une obsession amoureuse sordide.

Un an plus tard sort en salles Le Faucon maltais de John Huston où là encore on peut comprendre que le personnage principal est homosexuel lorsqu’il évoque le parfum des gardénias – d’ailleurs dans le roman, le personnage est ouvertement gay.

Le coup de maître revient à Alfred Hitchcock pour La Corde (1948) : le documentaire explique que les censeurs ne se sont pas rendu compte du couple homosexuel meurtrier que formaient à l’écran les deux acteurs.

Soit enfermées, soit malades, c’est ce que permet le code d’autocensure en terme de représentations puisque Femmes en cage (John Cromwell, 1950) se situe dans une prison dirigée par une imposante et violente matrone. Dans La Femme aux chimères [Young Man with a Horn] de Michael Curtiz sorti la même année, le mari (Kirk Douglas) de Lauren Bacall lui rétorque « You are a sick girl, Amy, you should see a doctor. »

Les exemples se multiplient au fur et à mesure des années durant lesquelles est appliqué le code, de La Fureur de vivre (Elia Kazan, 1955) en passant par Thé et Sympathie (Vincente Minnelli, 1956), mais aussi par Ben-Hur (1959) où Gore Vidal propose à William Wyler de mettre en scène une histoire d’amour implicite entre Ben-Hur et Messala. La même année, Certains l’aiment chaud de Billy Wilder transgresse les genres aussi bien cinématographiques que masculin et féminin[iii] et conclut sur l’idée que « Notre sexualité est multiforme »[iv]. Le film n’est pas censuré car il joue sur le registre de la comédie, mais a le mérite de questionner la sexualité et le genre au nez du code.

Soudain l’été dernier de Joseph L. Mankiewicz adaptée de la pièce éponyme de Tennessee Williams sort en 1959 et narre l’histoire de femmes rabattant des hommes pour Sebastian. Le New York Times critique vivement le long-métrage afin de prévenir le public du vice : « Si vous voulez voir le viol, l’inceste, la sodomie, le cannibalisme : c’est le bon film ! » qui finalement se précipitera en salles. Florence Tamagne s’attarde sur ce film dans son article. Elle note en effet que le héros est dépourvu de visage et de voix, jusqu’au supplice final. Aussi, sa mémoire et son histoire ne sont relatées que par le biais d’Elizabeth Taylor et de Montgomery Clift incarnant son psychiatre. L’historienne démontre en quoi le film utilise des références homosexuelles sans pour autant l’évoquer explicitement : c’est principalement le nom du personnage, Sebastian, qui rappelle le saint martyr considéré comme une figure homo-érotique.[v]

Dans La Rumeur (William Wyler, 1962, d’après la pièce de Lillian Hellman), Shirley MacLaine (Martha Dobie) ne supporte plus ses sentiments pour Audrey Hepburn car « [Elle se] sen[t] sale et malade ». Une rumeur basée sur une accusation d’enfant qui irrigue tout le long-métrage sans être formulée et qui est à l’origine du suicide de Martha. Ce film participe à cette longue généalogie des représentations homosexuelles où les personnages se tuent à cause de leur orientation et de la pression sociale qui assigne l’homosexualité à la maladie (celle-ci étant reconnue comme pathologie jusqu’en 1973 aux États-Unis et jusqu’en 1992 en France).

L’après-Code : quelles représentations ?

La fin du code est marquée par le retour de films traitant frontalement de sexualité et préparant la vague de libération des années 1960-1970. Néanmoins, elle reste assez défavorable à une image positive de l’homosexualité dans les films. Et si les émeutes de Stonewall en 1969 ont initié une prise de parole contestatrice par les lesbiennes et les gays, l’industrie cinématographique continue de relayer des stéréotypes et d’user de l’invisibilisation. Rares sont donc les exemples qui se détachent du contexte historique et donne à voir de façon bienveillante l’homosexualité : Les garçons de la bande de William Friedkin (1970) demeure une exception.

Les années 1980 offre davantage de visibilité et de représentations diversifiées, ouvrant la voie à des films explicitement homosexuels – parfois pour un public homosexuel – se poursuivant dans les années 1990.

La Chasse [Cruising] de William Friedkin (1980) met en scène le milieu SM gay infiltré par un policier (Al Pacino) à la recherche d’un tueur en série d’homosexuels. Arthur Hiller réalise Making Love en 1982 avec Harry Hamlin qui témoigne dans The Celluloid Closet des enjeux d’un rôle d’homosexuel en début de carrière qui selon son agent la détruirait. Le film innove en dépeignant à l’écran l’amour tendre entre deux hommes, ce qui a eu comme premier effet de choquer les spectateurs et d’interroger la différence de perception entre représentations de l’homosexualité masculine et de l’homosexualité féminine.

En effet, si l’homosexualité masculine touche les questions de virilité et met mal à l’aise les spectateurs hommes, il n’en est pas de même pour l’homosexualité féminine qui offre un spectacle excitant pour ceux-ci. Au-delà de cet aspect, Susan Sarandon évoque ses souvenirs sur le tournage des Prédateurs de Tony Scott sorti en 1983. Le scénario suggérait que sa relation avec Catherine Deneuve était sous l’emprise de l’alcool, ce contre quoi elle protesta afin d’affirmer la possibilité du désir lesbien détaché de l’excuse de l’ivresse.

En écho à l’ouvrage augmenté de Vito Russo, le documentaire propose un panorama des films des années 1990 qui mettent à l’écran des personnages homosexuels dénués de stéréotypes et dans des histoires diverses. Notons le très célèbre Thelma et Louise de Ridley Scott (1991) qui a joui de nombreuses relectures féministes et homosexuelles, de Garçon d’Honneur (Ang Lee, 1993) et surtout de Philadelphia de Jonathan Demme (1993, aussi réalisateur du Silence des Agneaux). Le film permet à Tom Hanks de gagner son premier Oscar du meilleur acteur et s’attaque à la thématique du Sida afin de sensibiliser les spectateurs.

The Celluloid Closet présente en somme une histoire des ‘ghettos visuels’ en termes de stéréotypes, à contrebalancer toutefois avec les innovations scénaristiques qui tentent de représenter et de bricoler des personnages homosexuels dans les années d’invisibilisation hollywoodiennes. Or, ces films aux discours équivoques peuvent également être considérés comme une réappropriation des images par la culture homosexuelle, avant que les mouvements de revendication et la refonte du système hollywoodien ne permettent de figurer des personnages explicitement lesbiens et gays à partir des années 1970-1980.

Céline Dubois

 

Sources / Pour aller plus loin

CERISUELO, Marc et VAN REETH, Adèle,  « Mélange des genres (4/4) : Certains l’aiment chaud de Billy Wilder », Les Chemins de la philosophie, France Culture, 23 août 2017, [en ligne], URL : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/melange-de-genres-44-certains-laiment-chaud-de-billy-wilder

ÉRIBON, Didier, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999.

ROONEY, David, « The Celluloid Closet », Variety, 11 septembre 1995, [en ligne], URL : https://variety.com/1995/film/reviews/the-celluloid-closet-1200442947/, consulté le 8 novembre 2018.

RUSSO, Vito, The Celluloid Closet. Homosexualy in the movies, Harper & Row, New York, 1987.

TAMAGNE, Florence, « Genre et homosexualité. De l’influence des stéréotypes homophobes sur les représentations de l’homosexualité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2002/3 (no 75), p. 61-73.

 

 

[i] TAMAGNE, Florence, « Genre et homosexualité. De l’influence des stéréotypes homophobes sur les représentations de l’homosexualité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2002/3 (no 75), p. 61-73. Elle cite l’article « Les types sexuels intermédiaires » de Magnus Hirschfeld paru en 1910.

[ii] ÉRIBON, Didier, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, p. 30-31.

[iii] CERISUELO, Marc et VAN REETH, Adèle,  « Mélange des genres (4/4) : Certains l’aiment chaud de Billy Wilder », Les Chemins de la philosophie, France Culture, 23 août 2017, [en ligne], URL : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/melange-de-genres-44-certains-laiment-chaud-de-billy-wilder (consulté le 08 août 2018).

[iv] D’après Tony Curtis.

[v] TAMAGNE, Florence, op. cit.

Olivia de Jacqueline Audry (1950) ou la formule cinématographique lesbienne du roman initiatique

Dans son approche de la pratique du cinéma, Jacqueline Audry se place comme pionnière atypique et émancipée. En effet, ses seize longs métrages sur une durée de vingt-trois ans (1946-1969) marquent un tournant : une volonté de féminiser le métier de réalisateur et d’y impulser des revendications propres à la condition des femmes en traitant des thématiques de genre, de sexualité, et en dépassant la frontière des genres cinématographiques.

Sa formation technique et son parcours de cinéaste nourri par des bouleversements sociaux et politiques (régime de Vichy, quatrième et cinquième république) dessinent une carrière singulière.

Issue d’une famille modeste, elle se passionne très jeune pour le cinéma, tout comme sa sœur Colette se passionne pour la littérature. D’ailleurs, les compétences de chacune permettront aux deux sœurs de collaborer sur des projets cinématographiques : Colette adaptant à plusieurs reprises des romans pour Jacqueline.

Les métiers du cinéma dans les années 1930 pendant lesquelles Jacqueline débute son apprentissage sont majoritairement masculins – on omet volontairement la présence des monteuses – et malgré son poste de scripte puis d’assistante, ainsi qu’une préparation au Centre Artistique et Technique des Jeunes du Cinéma (CATJC) de Nice pour la « mise en film », ce n’est qu’en 1943 (soit dix ans après avoir commencé une formation relative à son souhait de devenir réalisatrice) que Jacqueline Audry réalise son premier film de fin d’étude : Les Chevaux du Vercors. Brigitte Rollet, historienne du cinéma, relate dans Jacqueline Audry. La femme à la caméra cet itinéraire complexe et exceptionnel pour une femme durant cette époque de transition qui marque à la Libération la fin du CATJC, l’émergence de l’Institut Des Hautes Études Cinématographiques (IDHEC) et du Centre National du Cinéma (CNC). Son trajet, du métier de scripte à celui de réalisatrice en passant par l’assistanat, démontre certes la difficulté pour une femme d’arriver à ses fins dans les années 1940 (quel que soit le métier envisagé), mais lui apporte de considérables connaissances sur l’univers cinématographiques et forge ses qualités de cinéaste.

Si sa sœur Colette revendique un engagement politique frontal aux côtés de Simone de Beauvoir avec qui elle prend position pour la rédaction du Deuxième sexe, Jacqueline, quant à elle, s’attache davantage à critiquer les normes et à exprimer ses opinions par le biais de la caméra.[i]

Sans conteste cinéaste de la modernité, elle manifeste un goût prononcé pour les adaptations littéraires comme le prouvent Huis-clos de 1954 (elle met à l’écran la pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre de 1943-1944), La Garçonne de 1957 (d’après le roman éponyme de Victor Margueritte, 1922) ou encore Olivia (1950, adapté du roman du Dorothy Bussy). C’est cette dernière adaptation qui s’inscrit dans une thématique à la mode dans les années 1940-1950, à savoir les « films de pensionnats ».

 

Le « film de pensionnats » ou l’éducation sentimentale équivoque

Depuis les années 1930, le « film de pensions » ou le « film de pensionnats » devient un thème à la mode. Il met souvent en scène un univers clos, des relations hiérarchiques complexes et ambiguës, voire sadomasochistes (Au royaume des cieux de Julien Duvivier en 1949 propose dans le personnage de Suzy Prim une directrice d’école refoulée et sadique)[ii], entre enseignants et élèves, saupoudrées de conservatisme religieux. Notons à cet égard que le régime de Vichy autorise de nouveau le droit d’enseigner aux religieux d’où sa représentation à l’écran.

Olivia de Jacqueline Audry s’insère dans un corpus de « films de pensions » qui s’étend des années 1930 aux années 1960 et au sein duquel Jeunes filles en uniforme et Les Amitiés particulières bordent la chronologie.

 

Léontine Sagan, Jeunes filles en uniforme, 1931

Réalisé en 1931 par Léontine Sagan, Jeunes filles en uniforme jouit d’un relatif succès bien que sa version américaine ne soit édulcorée comme le rappelle Didier Roth-Bettoni[iii] dans son ouvrage L’Homosexualité au cinéma. L’année est d’ailleurs riche en termes de représentations lesbiennes implicites puisque le très célèbre Morocco (Cœurs brûlés) de Josef von Sternberg sortira en France en janvier.

La particularité du film ne réside pas tant dans son adaptation d’après la pièce de Christa Winsloe, Gestern und Heute parue en 1930, mais plutôt dans sa capacité à avoir suscité chez la dramaturge le souhait d’écrire un ouvrage après le succès du film en Allemagne et aux États-Unis, néanmoins interdit sous le régime nazi.

Winsloe et Sagan, par le biais de leur propre moyen d’expression, prônent le désir lesbien dans une société patriarcale contraignante et proposent une utopie dans laquelle la liberté d’aimer outrepasse les carcans moraux en vigueur.

Le remake de Géza von Radványi (Mädchen in Uniform) en 1958 avec Romy Schneider dans le rôle de Manuela et Lilli Palmer dans celui de Mademoiselle Élisabeth von Bernburg accentue davantage la relation amoureuse des deux femmes, teintée d’une admiration écolière. Mais son caractère plus doucereux enlève, d’après Didier Roth-Bettoni[iv], la consistance sociale et politique inhérente au film de Sagan à lire comme une critique féministe de la hiérarchie ambiante. L’interprétation de Don Carlos y étant une allusion manifeste de l’insoumission face à l’oppression (disciplinaire).[v]

 

Deux autres longs métrages produits dans les années 1930 font naître le désir et l’amour entre deux jeunes filles dans une institution.

Club de femmes (Jacques Deval, 1936) exprime outre la jalousie d’Alice pour le compagnon de Juliette, mais également la dévotion amoureuse extrême (elle commet un crime pour venger son amie). Une année plus tard, Serge de Poligny adapte Claudine à l’école d’après le roman de Colette publié en 1900.[vi]

Crypto-lesbiens, cela peut être le cas pour ces deux films qui ne formulent jamais clairement les liens affectifs qui unissent les amies. Or Olivia de Jacqueline Audry ne s’aventure pas sur les chemins de l’ambiguïté et de l’interprétation en affichant sans détour un couple de femmes, avec son histoire, ses aléas, et la fascination qu’il suscite pour certaines pensionnaires…

 

Jacqueline Audry, Olivia, 1950

Olivia doit beaucoup aux Jeunes filles en uniforme de Léontine Sagan. En effet, Brigitte Rollet raconte que Colette, la sœur de Jacqueline, a écrit les dialogues français et que Dorothy Bussy, lectrice des Claudine et inspirée par le succès du film, s’est appliquée à la rédaction de ses mémoires adolescentes, débutée dans les années 1930.

C’est en 1949 que paraît en Grande-Bretagne Olivia chez Hogarth Press (maison d’édition fondée par Leonard et Virginia Woolf). Roger Martin du Gard alors ami d’André Gide traduit en Français le roman autobiographique. L’œuvre connaît un succès immédiat par une traduction en sept langues et le nombre de ventes considérables.[vii]

Les deux sœurs Audry négocient rapidement les droits d’adaptation : Colette se charge d’ajuster le roman pour l’écran ; Pierre Laroche écrit les dialogues. Et Jacqueline signe avec Olivia le parfait modèle du « film de pensions » qui illustre son goût pour l’apprentissage sentimental.

Olivia (Marie-Claire Olivia) est une élève pour qui Mademoiselle Juliette (Edwige Feuillère), professeure, éprouve des sentiments. Compagne de Mademoiselle Cara (Simone Simon) avec qui elle dirige le pensionnat, cette dernière suscite la jalousie d’Olivia qui souhaite, à l’instar de certaines de ses camarades, attirer l’attention de Juliette.

Jeux de provocation et de rivalité amènent au suicide de Cara, au départ de Juliette pour le Canada et d’Olivia pour l’Angleterre.

À la froideur des Jeunes filles en uniforme et de Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933) qui sont pris comme exemples par Brigitte Rollet, Olivia tranche grâce à sa frontalité originale et par sa mise en scène de personnages bienveillants (il ne s’agit pas ici de relations sadiques même s’il y a jalousie et tromperies). L’institution n’est pas tant le lieu d’expression d’un pouvoir démesuré et inégal que le support d’un roman initiatique sur l’amour et la sexualité.

Aussi la chaleur des relations humaines que souhaitent dégager Audry s’exprime à travers un décor tout en courbes qui s’opposent à l’austérité rectiligne de la mise en scène de Sagan. Même si les deux longs métrages partagent des similitudes en termes d’objet, il n’en demeure pas moins que la réalisatrice française insuffle une liberté morale et un traitement de l’homosexualité plus explicité qui bouleversent les normes sexuelles, les cadres sociaux pour ne pas faire de l’homosexualité des directrices le sujet principal au profit de « l’éveil à l’amour tout court d’une jeune fille » pour reprendre les mots de l’historienne du cinéma.

Toutefois Olivia ne connaîtra pas de happy end au sens propre et figuré. Car si la fin tragique n’admet pas l’influence du carcan moralisateur, celui-ci se fait sentir lorsque le film est absent du Festival de Cannes, à cause du coup de la censure.[viii]

 

Dans un registre beaucoup moins sympathique, Dortoir des grandes d’Henri Decoin (1953) poursuit la thématique du « film de pensions » de filles où se croisent Jean Marais, Françoise Arnoul, Denise Grey, Jeanne Moreau, Louis de Funès et bien d’autres mêlés à une sordide histoire de meurtre dans un collège à la réputation stricte.

Quatre ans plus tard, André Hunebelle réalise Les Collégiennes qui se concentre sur le personnage de Catherine (Marie-Hélène Arnaud), tiraillée par une foule de sentiments. Notons que Catherine Deneuve y fait sa première apparition à l’écran en petite écolière.

 

Du côté des garçons : Les Amitiés particulières de Jean Delannoy (1964)

Dans un collège catholique des années 1920-1930, Les Amitiés particulières de Jean Delannoy (1964) met en images l’autobiographie de Roger Peyrefitte qui reprend le thème du « film de pensions » et ses caractéristiques, à savoir le système clos et répressif.

Entre une homosexualité explicite de la part de certains prêtres et élèves, et l’inévitable suicide, le tout macérant dans un régime religieux autoritaire, le film est vivement condamné par l’Église catholique qui souhaite lui imposer une censure en interdisant la projection aux moins de dix-huit ans.

Sa réception critique positive au Festival de Venise jouera en sa faveur.[ix] Mais Les Amitiés particulières reste le produit d’une époque d’inconfort (peut-être toujours actuelle) où homosexualité – sexualité – et religion ne font pas bon ménage.

 

Univers pensionnaire, univers pénitentiaire : des personnages lesbiens séquestrés par la société

Le « film de pensionnats » fera également partie d’une catégorie plus vaste de longs métrages exposant des personnages enfermés dans un système coercitif auquel participe l’univers carcéral. Ici une fois encore, les relations lesbiennes s’agrémentent de rapports de soumission et de domination, mais aussi de tendresse.

Cet objet cinématographique sillonne une période similaire et se projette bien au-delà. Léonide Moguy réalise en 1938 Prison sans barreaux (Prison Without Bars pour la version anglaise de Brian Desmond Hurst, la même année) : deux détenues alimentent une relation au sein d’une prison où la direction tend à privilégier des méthodes plus pédagogiques et moins avilissantes. Vingt ans plus tard, Maurice Cloche présente Prison de femmes avec Danièle Delorme dans le rôle titre et dépeint la proximité des prisonnières. Côté américain, Caged (Femmes en cage) de John Cromwell sort la même année qu’Olivia et fait de la prison un vivier de rapports homosexuels, de domination et de conditionnement. En 1988, Charlotte Silvera ne fait aucun doute avec ses Prisonnières qui entretiennent tant des relations conflictuelles qu’intimes explicitées (la vague libéralisatrice et la dépénalisation de l’homosexualité en 1982 étant passées par là).[x]

Qu’importe le propos à l’écran ou la position du réalisateur / de la réalisatrice, l’homosexualité peut être perçue telle une perversion contagieuse qui se répand dans un milieu clos où l’hétérosexualité est menacée[xi], ou telle une revendication libertaire dans un environnement pensionnaire ou pénitentiaire métaphorique d’une société oppressive (qui l’est d’autant et toujours plus envers les femmes). Plus récemment, la série Orange is the New Black exprime nettement ce point de vue pendant sept saisons.

 

La postérité du sujet homosexuel chez Jacqueline Audry

Rare femme réalisatrice, Jacqueline Audry ne se contente pas de mettre en scène des personnages homosexuels dans Olivia uniquement : elle en fait un motif récurrent de sa filmographie.

En témoigne Inès Serrano interprétée par Arletty dans l’adaptation de la pièce de Jean-Paul Sartre, Huis-clos en 1954. Le long-métrage peut être considéré comme un discours interpellant le spectateur sur les questions relatif au genre féminin et masculin. Toutefois la critique est assez négative à l’issue de sa sortie (ajoutée à un tournage difficile).

En 1957, Jacqueline Audry s’attaque à l’adaptation cinématographique de La Garçonne, roman de Victor Margueritte de 1922. Deux autres longs métrages la précèdent et se basent sur l’histoire de Monique Lherbier, scandaleuse héroïne à sa parution qui révèle une volonté d’émancipation, remet en cause de la hiérarchie homme / femme, entretient des relations sexuelles libres avec des individus du sexe opposé et du même sexe… Un sujet sulfureux qui donne à matière pour les cinéastes puisqu’Armand du Plessy tourne un film éponyme un an après la publication et voit son œuvre bannie par la censure directement après sa sortie. La proposition de Jean de Limur en 1936, qui comme Jacqueline Audry suggère davantage plus qu’il ne montre, échappe à la condamnation juridique et morale, et met en scène également Arletty dans le rôle de Niquette, la maîtresse de Monique. On apercevra Édith Piaf qui chantonne quelques paroles pour tenter de séduire l’héroïne. Enfin Étienne Périer adapte en 1988 le roman de Victor Margueritte, et on ne pense déjà plus à la censure.

Pour finir, Le Secret du chevalier d’Éon de Jacqueline Audry (1959-1960) s’appuie sur la célèbre histoire de Charles d’Éon de Beaumont, diplomate et espion travesti qui procure un support intéressant pour les réflexions d’identités sexuelles et de genre au XVIIIe siècle.[xii] Le père du chevalier d’Éon est un homme ruiné qui protège son héritage en travestissant l’identité de son dernier enfant. Andrée Debar (Monique dans La Garçonne) joue le rôle de Geneviève d’Éon / le Chevalier d’Éon et multiplie les relations ambiguës avec les femmes qui l’entourent, notamment la Tsarine Elisabeth. Tout comme pour La Garçonne, les deux longs métrages se conclut sur une hétérosexualité triomphante mais ils n’empêchent pas de soulever des remises en cause des normes, des identités et des hiérarchies (l’accès au pouvoir étant une des motivations du travestissement des femmes).[xiii]

Son statut de réalisatrice, ses thèmes cinématographiques et sa technique ont été un frein dans la reconnaissance de Jacqueline Audry comme figure majeure du cinéma français d’après-guerre, souvent éclipsée par la Nouvelle Vague masculine des années 1960. Brigitte Rollet indique de cette manière le « processus d’invisibilisation » dont elle a été victime à cause d’une historiographie sélective[xiv] qui rappelle encore une fois la marginalité forcée qui est appliquée aux femmes dans la société, ici cinématographique (Alice Guy, première réalisatrice reconnue en tant que telle, et Germaine Dulac, cinéaste et critique des années 1920, sont aussi stigmatisées par l’oubli).

Céline Dubois

 

Sources / Pour aller plus loin

CAIRNS, Lucille, Sapphism on Screen: Lesbian Desire in French and Francophone Cinema, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2006.

DELABRE, Anne et ROTH-BETTONI, Didier, Le cinéma français et l’homosexualité, Paris, Éditions Danger public, 2008.

DYER, Richard, Now You See It. Studies on Lesbian and Gay Film, Londres, Routledge, 1991.

MENNEL, Barbara, Queer Cinema: Schoolgirls, Vampires and Gay Comboys, New York, Columbia University Press, 2012.

PHILBERT, Bertrand, L’Homosexualité à l’écran, Paris, H. Veyrier, 1984.

ROLLET, Brigitte, Jacqueline Audry. La femme à la caméra, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007.

STEINBERG, Sylvie, La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001.

 

[i] ROLLET, Brigitte, Jacqueline Audry. La femme à la caméra, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

[ii] ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, Paris, La Musardine, 2007 (in chap. « Les années du placard (1935-1959) » pages 59  à 139).

[iii] ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, op. cit., pages 8-9.

[iv] Ibidem (in chap. « Les années du placard (1935-1959) » pages 59  à 139).

[v] MENNEL, Barbara, Queer Cinema: Schoolgirls, Vampires and Gay Comboys, New York, Columbia University Press, 2012, pages 16 à 20.

[vi] DELABRE, Anne et ROTH-BETTONI, Didier, Le cinéma français et l’homosexualité, Paris, Éditions Danger public, 2008.

[vii] ROLLET, Brigitte, op. cit., pages 85 à 109.

[viii] Ibidem, pages 109 à 131.

[ix] ROTH-BETTONI, Didier, L’Homosexualité au cinéma, op. cit., pages 227-230.

[x] DELABRE, Anne et ROTH-BETTONI, Didier, Le cinéma français et l’homosexualité, Paris, Éditions Danger public, 2008.

[xi] PHILBERT Bertrand, L’Homosexualité à l’écran, Paris, H. Veyrier, 1984.

[xii] STEINBERG, Sylvie, La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001.

[xiii] ROLLET, Brigitte, op. cit., pages 85 à 109.

[xiv] Ibidem, pages 161-177.

La Féline : une lecture queer

La Féline, Jacques Tourneur, 1942, USA

La Féline sort sur les écrans en 1942. Le Code Hays est alors en place depuis huit ans aux Etats-Unis. Ce fameux code de censure qui régit le cinéma hollywoodien n’autorise aucune représentation de « perversion sexuelle », sans plus de précision. Si taboue qu’elle ne peut être nommée, l’homosexualité fait partie de ces perversions. Cinéastes et scénaristes usent donc de ruses pour l’exprimer et contourner le code, à défaut de pouvoir la montrer ouvertement. Une lecture queer de certains films, attentive à quelques indices le plus souvent invisibles aux yeux des spectateurs et spectatrices hétéro, permet d’en comprendre le sous-texte gay ou lesbien.

La Féline est un bon exemple de ce cryptage pas toujours heureux. Ni le scénario ni les dialogues ne font une allusion directe à un quelconque saphisme de sa protagoniste. Encore moins est-il le moteur du récit, donc le sujet du film. L’histoire ? Irena Dubrovna (interprétée par Simone Simon), jeune femme serbe, rencontre Oliver Reed dans un zoo où elle dessine une panthère. Ils sympathisent rapidement car l’étrangère se sent seule en Amérique, et finissent par se marier. Pourtant, Irena refuse de coucher avec son époux, et même de l’embrasser. La faute à une terrible malédiction ayant touché ses ancêtres, qui transforme les femmes en dangereuses panthères à la moindre émotion (colère, passion, désir, jalousie). Oliver invite sa femme à aller consulter un psy pour lâcher cette croyance irrationnelle et accepter de consommer le mariage. Mais tandis qu’il se rapproche de sa collègue moins farouche, un animal félin sème la terreur, qui pourrait bien être Irena…

la félineFrustration cryptée

A priori, rien de très lesbien dans cette histoire assurément hétéro qui ne cherche qu’à réunir les deux sexes opposés sous la couette. Mais on sait bien que les films fantastiques cristallisent paranoïa collective et peur de l’Autre. Dans un cinéma américain puritain, capitaliste, blanc, hétéro, l’Autre pouvait être le communiste (voir les films de SF des années 1950) et/ou l’homosexuel :deux fléaux qui menaçaient l’american way of life et l’harmonie de la cellule familiale. Il n’est donc pas si difficile de déceler dans la malédiction qui ronge la communauté féminine d’Irena une métaphore de son lesbianisme permettant de ne jamais prononcer ce mot, grâce à une série d’indices cryptés. Car, reprenons les choses simplement : le “problème” d’Irena est d’abord… son refus de coucher avec un homme. Cette légende incroyable de tribu féline dont elle serait descendante semble une excuse abracadabrantesque pour éviter un accouplement hétéro. Ou le signe de sa frigidité, souvent assimilée à l’homosexualité comme l’a remarqué le théoricien Richard Dyer, spécialiste des représentations homosexuelles au cinéma. Il remarqua 1 que les homo des films noirs (et ce constat vaut pour d’autres genres, notamment le fantastique) ne sont pas explicitement sexuels, se définissant paradoxalement par tout sauf ce qui fait précisément leur différence ! Au contraire, ces personnages sont soumis à une frustration qui permet de ne jamais montrer l’assouvissement de leurs appétits sexuels : frustration de la vie de couple, remplacée par des duos maître/esclave ou servante/maîtresse (Rebecca d’Alfred Hitchcock, 1940) ; frustration de la paternité, exemplairement dans les Frankenstein, où des savants procréent sans femme ; frustration des désirs qui rendent par exemple la femme amoureuse d’une absente (Rebecca encore) ; frustration de la normalité qui assimilent gays et lesbiennes à des malades.

Un p’tit tour chez le psy

A ce sujet, La Féline est encore un excellent exemple puisqu’Irena est invitée par l’époux « normal » (hétéro) à consulter un psychiatre pour retrouver le chemin du lit conjugal et rentrer dans le rang du devoir domestique. Lequel psy se propose même d’embrasser la jeune femme pour lui faire retrouver ses esprits. Car, bien sûr, les lesbiennes le sont car elles n’ont pas encore rencontré un homme un vrai. Pour les soigner, rien de tel qu’un contact masculin, quitte à les forcer un peu. Mais n’est pas James Bond qui veut (lequel obligera un peu Pussy dans Goldfinger (1964) à un baiser… qui détournera ce personnage de son goût pour les femmes !). Irena envoie balader ce psy pas très subtil qui a certainement lu les théories des sexologues. Rédigés à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, ces écrits de Havelock Ellis, Sigmund Freud & Co ont été vulgarisés, parfois grossièrement, et ont largement contribué à faire de l’homosexualité une maladie mentale (ce qu’elle sera aux Etats-Unis jusqu’en 1973).

La médicalisation des lesbiennes fera la fortune de quelques films durant plusieurs décennies. En 1936, La Fille de Dracula veut être une « femme normale » et consulte un psychiatre pour se débarrasser d’une malédiction (décidément !) héritée de son père, confondant lesbianisme et vampirisme. L’héroïne est elle aussi une étrangère, venue de Transylvanie, qui distille le Mal en Amérique. En 1950, dans La Femme aux chimères, voyant sa cruelle épouse Amy (Lauren Bacall) l’abandonner pour suivre une élégante artiste en Europe, Rick (Kirk Douglas) lui dit qu’elle est malade et devrait consulter un médecin. Le placard d’Hollywood ressemble de plus en plus à une grande salle d’attente de clinique psychiatrique…

la félineL’animalité prédatrice

La Féline développe un autre poncif des représentations lesbiennes au cinéma : la prédatrice. Sur grand écran, à l’ère du Code, la lesbienne est généralement un être en quête de proies faciles, tour à tour butch sadique (la matrone de Femmes en Cage en 1950 ou l’héroïne de The killing of Sister George ? en 1968), vampire sanguinaire, femme fatale émasculatrice… ou gros méchant chat qui griffe des peignoirs. La panthère du film de Tourneur peut être comprise comme une métaphore du lesbianisme d’Irena. Ses visites régulières, y compris de nuit, à l’animal du zoo, créent une connivence entre ces deux créatures maléfiques. La bestialité refoulée de la jeune femme ne cesse de la ramener auprès de son alter ego en cage, comme poussée par des pulsions. Elle est aussi reconnue par une étrange femme aux yeux de chat qui l’interpelle en serbe en l’appelant sa « sœur » dans un restaurant. L’homosexuelle est réduite à un instinct animal, un désir prédateur, qui la différencie de l’humain, de la raison, de la norme.

Il n’est donc pas étonnant de voir (ou plutôt de deviner) plus souvent des lesbiennes dans les genres sombres d’Hollywood. Les structures manichéennes du fantastique, du film noir ou du gothique, mettent d’emblée ces personnages du côté du Mal ou finissent par les y renvoyer, le plus souvent par la mort. Irena n’échappe pas à cette règle assassine, allant finalement se donner à sa panthère. Tourneur ne filme jamais frontalement son héroïne transformée en félin mais son ombre effrayante glissant sur les murs et les pavés. Un moyen très économique de créer l’angoisse, et une façon de représenter l’irreprésentable, de l’associer à quelque chose de spectrale et de fantomatique, comme on le retrouve dans Rebecca ou La Maison du diable (Robert Wise, 1963).

Pour autant, la détresse de quelques-unes des ces héroïnes dont fait partie Irena provoque une certaine empathie qui sauve des films comme La Féline d’une simple mise à mort homophobe sans nuance. Ce film manifeste subtilement le sort auquel la société américaine condamne les lesbiennes, vouées à n’être que des ombres inquiétantes, des fantômes menaçants, irreprésentables mais pourtant bien présentes, effrayantes et damnées.

Estelle Bayon

1 Dans son article « Homosexualité et film noir », publié dans Jump Cut, 1977.

Crédits images :

La Féline, Jacques Tourneur, 1942 © RKO

Les Lèvres rouges – L’affranchie

Les Lèvres rouges, Harry Kümel, 1970, France-Belgique

Sorti la même année que The Vampire Lovers, en 1970, Les Lèvres rouges n’a pas grand-chose à voir avec la vague d’horreur vampiro-érotico-lesbienne qui déferle alors sur l’Europe. Le film belge d’Harry Kumel est pourtant bien l’histoire de la séduction d’une jeune et belle innocente par une vampire fascinante, âgée de plusieurs siècles. Il propose une version lipstick, glamour et néanmoins dark d’un personnage historique que la légende a surnommé la « Comtesse Dracula » : Erzsébet Báthory.

Cette comtesse hongroise du XVIIe siècle aurait torturé et tué des dizaines voire des centaines de jeunes filles par pur plaisir sadique avant de se baigner dans leur sang pour conserver sa jeunesse. Les Lèvres rouges transpose ce mythe dans un hôtel vide d’Ostende, dans une Belgique contemporaine. La comtesse se balade avec sa « secrétaire » Ilona et tente de séduire Valérie qui y passe sa lune de miel avec son époux Stefan. Pendant ce temps, non loin de là, à Bruges, des jeunes femmes sont assassinées et vidées de leur sang. Elisabeth parviendra à ses fins, vampirisant la jeune mariée pour la libérer du patriarcat, au prix toutefois de la vie d’Ilona.

Dans ce film élégant où perce quelques pointes d’humour noir et des touches d’onirisme, la comtesse est interprétée par la splendidissime Delphine Seyrig, plus habituée à évoluer dans un cinéma d’auteur sérieux qu’à jouer les croqueuses de donzelles. Que vient donc faire celle qui s’apprête à signer le manifeste des 343 (en 1971) dans un film de vampire lesbienne, genre plutôt destiné à satisfaire les pulsions voyeuristes des messieurs, au discours souvent misogyne voire carrément anti-lesbien ? Cette transfusion de l’icône de l’art et essai et du féminisme dans un genre populaire et phallocrate est une des premières subversions orchestrées par Les Lèvres Rouges, au sens où le film opère un renversement des normes et un décloisonnement des constructions culturelles. Notre lecture féministe du film, développée à partir de celle que Bonnie Zimmerman a proposé dans Jump Cut, le perçoit aisément comme une dénonciation de multiples dominations : du cinéma élitiste sur la culture de masse ; de la norme hétérosexuelle sur l’homosexualité ; de l’homme sur la femme ; de l’aristocratie sur le petit peuple. Mais loin de se contenter de dénoncer, il libère ses personnages de toute servitude dans un récit d’émancipation sacrificiel dont Valérie sortira affranchie.

Un film transgenre

Les Lèvres Rouges comporte de nombreux éléments, tant narratifs que visuels, de l’horreur vampirique : l’emprunt au mythe de Báthory, le goût du sang et de la nudité, de la nuit et des espaces vides et inquiétants, des meurtres, du viol, du sadisme glaçant. Son esthétique trash basée sur le recours franc et agressif de la couleur, rouge notamment (dans les vêtements ou les fondus enchaînés), est adoucie par un ponctuel effet vaporeux érotique. On retrouvera ce style, proche des photographies de David Hamilton, dans les épisodes de la Série Rose, anthologie libertine des années 1980 diffusée sur FR3, dont le réalisateur le plus prolifique sera… Harry Kumel. Le cinéaste abandonne ici les sacro-saintes conventions kitsch du genre vampirique (dentition pointue, morsures sanguinolentes, crucifix, cercueils et autres guirlandes d’ail). Lorsque les films de vampires plus conventionnels dérogent à ces règles, c’est plutôt pour s’abandonner au voyeurisme : quand l’héroïne sanguinaire ne craint pas le miroir (The Vampire Lovers) ou peut prendre un bain de soleil en micro bikini, voire s’adonner au naturisme (Vampyros Lesbos), l’objectif est clairement voyeuriste.

Les Lèvres rouges stylisent cette esthétique de l’épouvante pour la réorienter vers certaines conventions du cinéma moderne européen : des compositions soignées, loin de la mise en scène parfois brouillonne des séries B, au service d’un style formaliste fondé sur le vide (élément essentiel des cinémas de la modernité, dont Michelangelo Antonioni s’est fait le champion). Les plans sont composés comme des toiles flamandes ou de la Renaissance, apportant une touche arty à un ensemble élégant, aux cadrages inspirés de L’Année dernière à Marienbad (THE film d’auteur) avec… Delphine Seyrig. Enfin, bien sûr, la présence cette dernière, première muse d’Alain Resnais, qui vient de tourner pour Joseph Losey, François Truffaut ou Jacques Demy, et qu’on retrouvera chez Marguerite Duras ou Chantal Akerman, confirme le style « art et essai » du film. L’actrice, ultra canon en succube des Carpates suave et gracieuse, diaphane et vénéneuse, entre cruauté et fantaisie décalée, devient la pure incarnation du « transgenrisme » du film – genre ici à entendre au sens cinématographique.

Les Lèvres rouges annonce très vite son programme : dérouter les conventions cinématographiques, mais aussi culturelles et sociales. Il mélange les normes pour s’en affranchir et leur faire perdre leur caractère immuable. Cela va encore plus loin car ces deux genres que sont le cinéma d’auteur1 « de bon goût » et le film d’exploitation n’ont pas l’habitude de se côtoyer : le fantastique gothique, genre submergé par les émotions de base, tire le sublime vers le bas, le grotesque et le monstrueux, porté vers le passé (le mythe et la légende) ; le cinéma d’auteur, qui se veut généralement universaliste et comme dans un présent continu, rejette l’émotion au profit d’une autre émotion plus intellectualisée, qui tant à (vouloir) tirer vers le haut ces sujets.

Le film franco-belge de Kumel pulvérise donc le binarisme entre la culture d’élite et la culture populaire très ancré en France. Or cette différenciation culturelle, hiérarchisée, constitue un marquage de la différence sexuelle, elle aussi hiérarchisée, selon un bon vieux clivage sexiste chère à la culture française : l’élite au masculin, le populaire au féminin. La première s’impose comme une constante réaffirmation de la créativité masculine, quand la culture de masse est associée aux femmes consommatrices2. Hybride, Les Lèvres Rouges perturbe et invalide cette distinction et s’impose comme un film queer en ce qu’il décatégorise les genres et en efface les frontières, pour lutter contre l’hétéropatriarcat.

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La défaite du masculin

Il est une convention narrative fondamentale pour tout film de vampire lesbienne qui se respecte : l’homme sauve finalement la femme et sort victorieux du trio qui l’oppose à la vampire dans la conquête de la jolie innocente. Même en dehors du genre vampirique, il n’est pas rare que les triangles bisexuels finissent par accorder la victoire au duo hétéro (Personal Best, Les Bostoniennes, Basic Instinct). La lesbienne finit généralement détruite, tuée, suicidée, abandonnée à une solitude punitive. La vampire, elle, doit toujours finir par mourir ; même la subversive comtesse de Kumel n’échappe pas à cette règle, brûlée par le soleil, puis empalée sur un arbre avant d’être incendiée dans l’explosion de sa voiture ! On n’est jamais trop sûr.es…

Mais Les Lèvres rouges a cette rare particularité de ne pas accorder la victoire finale au monsieur. Après avoir crié « Je suis un homme et elle est à moi ! », Stefan est tué par Báthory et Valérie, comme en réponse à son arrogance misogyne. Ivres d’une liberté nouvelle après avoir bu son sang, elles prennent la fuite… jusqu’à la mort certaine de la comtesse. Cependant, sa douce Valérie n’a pas péri dans l’accident et on la retrouve, quelques mois plus tard, dans une dernière séquence, séduisant un couple hétéro, dans les vêtements de la Báthory et, surtout, s’exprimant à travers ses mots et sa voix ! La vampire ne meurt jamais…

Le personnage masculin, au contraire, ne se montre guère victorieux puisque Stefan viole et tue Ilona. Or, la violence et le meurtre sont dans le fantastique l’apanage du vampire, figure de la subversion, quand l’homme doit incarner le Bien. Stefan est donc « simplement » un meurtrier, un salaud sombre et ambigu, excité par son propre sang quand il se coupe en se rasant, ou par les récits macabres de la sanguinaire comtesse Erzsebet, fasciné par le cadavre de la jeune femme de Bruges, indifférent aux cris de protestations d’Ilona ou Valérie. Son sadisme vient souiller l’image très lisse, très « Ken et Barbie », qu’il forme avec son épouse. Cet attrait pour le sang est emprunté à la légende de Báthory, dont on raconte que la vue d’une goutte sur la peau d’une servante l’aurait plongée dans la folie sanguinaire. La cruauté de la célèbre comtesse est ainsi transposée dans Les Lèvres rouges du côté du masculin. Face à Stefan, la comtesse manifeste si peu de penchants vampiriques que l’on pourrait douter de l’identité de l’assassin de Bruges : Est-ce Báthory ? Et si c’était Stefan ? Chez Kumel, ce n’est pas la lesbienne, pour une fois, qui est présentée comme une aberration mais bien Stefan, outsider qui brise les conventions pour plonger dans le vice, quand la lesbienne s’y plie pour mieux sauver l’épouse de la brutalité domestique hétéro.

Son projet féministe est net : Báthory attire Valérie par… un discours anti-mecs ! Davantage que sa déclaration d’amour (qui fait plutôt un flop, comme si les codes du romantisme ne fonctionnaient pas), c’est sa critique du comportement de l’homme et de l’hétérosexualité qui convainc Valérie de la suivre : « Stefan t’aime, quoique tu penses… c’est pour cela qu’il veut faire de toi ce que tous les hommes font des femmes : une esclave, une chose, un objet de plaisir ». Objet qu’elle-même se refuse à être : pendant que Carmilla offre sa nudité intégrale au regard des spectateurs de la Hammer, la comtesse demeure dans un érotisme distant et sophistiqué, résistant au male gaze3. Son corps comme son identité réelle n’appartiennent qu’à elle, totalement affranchie de toute possession masculine, qu’elle soit de Stefan, du réceptionniste, du flic… ou du spectateur.

Le mensonge de l’hétérosexualité 

Ce processus de « décorporalisation » de la comtesse se confond finalement avec celle de l’homosexualité féminine. La fusion entre Báthory et Valérie n’a lieu qu’entre les deux dernières scènes, invisible, lorsque les deux femmes se confondent, associant corps et esprit. Aucun homme ne peut empêcher cette fusion, encore moins la regarder puisqu’elle se produit dans un angle mort, dans l’entre des images, véritable pied de nez au voyeurisme du genre. Si l’orientation lesbienne n’est plus réductible à un simple prétexte à mater avant que l’homme ne reprenne ses droits sur le corps de la femme-objet, il faut la comprendre comme une alternative rédemptrice à la violence de l’institution maritale dont le film donne une vision peu réjouissante. D’un point de vue féministe et d’après Bonnie Zimmerman, la lune de miel est cette étape par laquelle le mâle affirme son pouvoir sur son épouse en l’introduisant dans l’institution hétérosexuelle. Il faut alors une vraie vamp, une femme fatale libérée des hommes et du joug patriarcal, pour délivrer Valérie d’un monde où l’homme est l’Autre malsain.

Mais dès le début, cette normalisation hétérosexuelle n’est-elle pas un leurre ? Stefan rechigne à informer sa mère du mariage. Lorsqu’il finit par la joindre, le public découvre au bout du fil un homme maniéré, étendu dans des coussins roses, paré de foulards fleuris, pressé de présenter à Stefan sa nouvelle orchidée (fleur symbolique de séduction, de sensualité, de plaisir et de la beauté féminine). L’homme, étonné, se demande ce que Stefan pourra bien faire de cette jeune femme, et ce qu’elle pensera d’eux. Toute la mise en scène et les dialogues portent à croire que Maman, c’est plutôt Chéri… et que la honte de de ce mariage hétéro a retardé le coup de téléphone ! La scène détruit d’un seul coup deux images de couples hétéro : les parents de Stefan, sa Mère devenant un vieux gay, et les jeunes mariés, pris dans une véritable mascarade. Alors que la plupart des films du genre tendent à ramener les personnages féminins à l’ordre « naturel » du départ, l’hétérosexualité, il n’existe même pas ici. Si l’hétérosexualité est d’emblée un mensonge vicieux, un microcosme de sadisme, de domination et d’appropriation pernicieuse, la lesbienne n’est plus son Autre pervers à punir.

Une aristo camp

Les Lèvres rouges peut être vu comme un film féministe, dénonçant la violence domestique et le mensonge de l’hétéronorme, prônant la solidarité féminine et la vengeance contre l’oppression masculine et le patriarcat comme mythe. Peut-être même comme un récit lesbien de séparation d’avec le monde masculin et un appel à la non-mixité. Mais est-il vraiment un hymne à l’homosexualité ? L’incarnation troublante un brin sordide qu’en donne Stefan et sa « Maman » met le doute, et le duo Báthory-Ilona n’est pas totalement idéal : la jeune secrétaire veut fuir, visiblement prisonnière de l’influence palpable de la fascinante comtesse. Sous son emprise, Ilona devient elle aussi « une esclave, une chose, un objet de plaisir » qu’Elisabeth n’hésite pas à jeter dans la gueule du loup pour parfaire sa démonstration de misogynie devant son nouvel objet d’amour. La brunette est sacrifiée sans remords, remplacée par la blonde comme un vulgaire jouet. Quant à Valérie, elle affiche dans les dernières scènes un regard vide, comme sous hypnose, dépossédée d’elle-même, sous la coupe (et la cape) de Báthory. Son affranchissement se confond avec une nouvelle forme de sujétion.

Cet aspect plus sombre de Báthory évite au film de sombrer dans un manichéisme trop franc et victimisant, où l’homme serait le méchant face à la femme, gentille proie éternelle. Les Lèvres rouges rejette bien tout binarisme, y compris entre le bien et le mal. L’aspect très camp de la comtesse atténue toutefois l’atmosphère gothique glaçante comme la manipulation inquiétante dont elle fait preuve. Chacune de ses apparitions se transforme en défilé théâtral de robes extravagantes, rouge vif ou à sequins, en total décalage par rapport au décor, consciente du délire camp qu’elle incarne. La vampire de Seyrig est plus insolite que dangereuse, encline à une autodérision qui démystifie la culture dominante et élitiste à laquelle son statut aristocrate la rattache.

Báthory partage avec Stefan ce statut, face à Ilona la « secrétaire » et Valérie la prolétaire que Stefan a honte de présenter à sa famille d’aristo. La pauvresse est souvent la victime sans remords du film de vampires lesbiennes, notamment dans les récits victoriens de la Hammer où Carmilla fait preuve d’un certain racisme de classe. Les servantes sans nom ne semblent exister que pour être vidées de leur sang sans amour ni séduction, alors que les jeunes et jolies de la haute peuvent devenir de véritables objets d’amour. La vampire vient toujours d’une grande famille, reine égyptienne dans Les Prédateurs, ou comtesse dans la plupart des autres films, descendantes de la lignée Dracula ou Karnstein, de La Fille de Dracula à Nadja en passant par les nombreuses adaptations de Carmilla ou de la légende de Báthory. La lesbienne au cinéma est souvent un personnage de pouvoir, influent, capable de pervertir une femme plus faible (jeune, pauvre, fragile) : comtesse, enseignante, directrice de pensionnat.

Mais là encore, la Báthory de Kumel fait exception, puisqu’elle s’entiche de Valérie, de classe inférieure. En lui donnant, in fine, sa propre voix et son pouvoir, elle affranchit totalement la jeune femme de toutes les dominations, qu’elle soit masculine, patriarcale, sexuelle, culturelle.

Estelle Bayon

1 On peut considérer le premier comme un genre dont le sujet est… l’auteur et sa vision du monde, le thème et l’histoire devenant secondaire, avec ses conventions, ses tares, ses clichés, ses poses formalistes, qui confinent parfois à ce qu’on appelle l’auteurisme.
2 Voir Geneviève Sellier, Culture d’élite, culture de masse et différence des sexes, L’Harmattan, 2004
3 Regard masculin, destinataire prioritaire des films, conceptualisé par la théoricienne féministe Laura Mulvey. Voir à ce sujet notre article sur The Vampire Lovers.

Crédits images :
Les Lèvres rouges, Harry Kumel, 1970 © Malavida Films

Sylvia Scarlett – Trouble dans le(s) genre(s)

Sylvia Scarlett, George Cukor, 1935, USA

En 1935, Katharine Hepburn est déjà oscarisée, Cary Grant, quoique connu, n’est pas encore la star qu’il deviendra. L’actrice et l’acteur se retrouveront à trois reprises sur grand écran dans L’impossible Monsieur Bébé et Vacances (1938), puis Indiscrétions (1940). Sylvia Scarlett marque leur première rencontre. Aux commandes : George Cukor, ami de Hepburn, qui l’a révélé dans Héritage en 1932. Grand cinéaste des acteurs, Cukor fut surtout celui des actrices, au point de réaliser Femmes en 1939, au casting exclusivement féminin. L’homme qui aimait les femmes (au cinéma uniquement puisqu’il préférait les hommes en privé) a fait tourner Greta Garbo, Joan Crawford, Judy Garland, Marilyn Monroe, Joan Fontaine, Audrey Hepburn… Autant d’incarnations du féminin, de la monitrice de ski un peu boyish (Garbo dans La Femme aux deux visages, 1941) à la danseuse candide et sensuelle (Marilyn dans Le Milliardaire, 1960). Avec Sylvia Scarlett, Cukor propose un personnage féminin espiègle, androgyne et ambigu dans un film transgenre aussi bien au sens cinématographique que d’identité de genre.

Un film transgenre

Pas facile de résumer l’intrigue de Sylvia Scarlett tant le pitch du film, adapté du roman The Early Life and Adventures of Sylvia Scarlett (Compton Mackenzie, 1918) semble avoir été écrit sous LSD, tant son scénario déconcerte par sa désinvolture narrative. Fuyant en Angleterre une accusation de détournement de fonds français, le veuf et petit escroc Henry Scarlett est accompagné de sa fille Sylvia qui, pour leur éviter d’être repérés, s’est déguisée en garçon. Pendant la traversée, ils font la connaissance de Jimmy, artiste charmeur prêt à partager leur vie hasardeuse, puis de Maudie Tilt, servante cockney dont s’éprend Henry. Ensemble, ils montent une troupe de comédiens ambulants. Personne ne soupçonne la véritable identité de Sylvia/Sylvester, jusqu’à ce qu’elle tombe sous le charme de Michael Fane.

Hollywood oblige, on vous laisse deviner la fin de ce film hybride qui s’achève en romance alors qu’il avait débuté entre drame, film criminel et comédie familiale légère, penchant même du côté du slapstick1Sylvia Scarlett est un film trans-genre, au sens cinématographique : il mixe les genres avec un je-m’en-foutisme insolent et une liberté joyeuse. Bien sûr, les films ne sont pas tous cantonnés à un seul genre ; la comédie peut flirter avec la science-fiction ou le cinéma d’action. Mais de telles bifurcations, appuyées par un montage parfois abrupt et de fréquentes ruptures de tons, restent rares.

Ici, la farce sexuelle prend un ton un peu noir et dramatique traversé de fulgurances comiques. A moins que ce ne soit l’inverse, que le drame vire au gag. Reste que l’explosion du sacro-saint genre hollywoodien à l’oeuvre dans Sylvia Scarlett est en grande partie à l’origine de l’échec public du film. Plus habitué à des codes lisibles conformes à un genre précis, le spectateur des années 1930, dérouté, boude le film. La critique retient quant à elle l’interprétation de Hepburn, qui se révèle plus séduisante en homme qu’en femme (d’après Time) et impressionne par sa ressemblance avec un ado (selon le New York Post). L’actrice, pourtant, joue comme dans une tragédie shakespearienne au cœur d’une troupe d’amateurs, imposant des niveaux de jeux inégaux, y compris dans une même scène. Mais ce sur-jeu décalé vient justement soutenir les transfuges de genre, car on ne joue pas dans un drame comme dans une comédie.

A l’évidence, l’objectif de Cukor et de ses scénaristes était moins de conter une histoire (trop farfelue pour faire sens) que de faire perdre les repères à son public, de semer le trouble dans les genres cinématographiques pour en dynamiter et par là même en démystifier les conventions. Et dérouter tout autant l’identité de genre. La variété des genres cinématographiques explorés par le film révèle étrangement à quel point, a contrario, le genre (gender) est limité à une binarité difficile à dépasser. Sylvia-Sylvester et son troisième genre lèvent le voile sur la dimension performative du genre, que Judith Butler avait théorisé dans Trouble dans le genre.

A queer feeling when I look at you

Sylvia est une femme que l’on prend pour un homme à partir du moment où elle se définit comme telle, endossant une apparence masculine (vêtements, cheveux courts) et une gestuelle nerveuse et une voix plus grave. Et cela fonctionne à merveille, puisqu’aucun personnage ne met en doute l’identité masculine de Sylvester ! Preuve en est que le genre est avant tout une performance que seule l’itération de gestes, de postures ou de comportements rend “naturelle”. Sylvia Scarlett devient presque une démonstration de cette performativité, rendue accessible au grand public sur le mode du comique de situation.
Car les moments les plus troubles, qui sont ceux des rapprochements sexuels entre les personnages, sont aussi les plus comiques. La supercherie identitaire fonctionne si bien que Maudie tente de séduire Sylvester, le prenant pour un homme. La scène joue avec les codes de genre puisque l'”homme” Sylvester fait la vaisselle pendant que la femme Maudie fume nonchalamment étendue sur le lit avant de s’approcher de son compagnon de roulotte. Elle lui dessine une moustache, manière d’accentuer sa masculinité, puis se jette dessus pour l’embrasser. Maudie se montre comme une femme forte, entreprenante, tandis que Sylvester est présenté comme un homme efféminée (domestique), passif, à la virilité incomplète. Mais un homme quand même pour Maudie, quoique femme aux yeux des spectateurs et spectatrices. Soit, finalement, une scène de séduction hétéro avec une complicité vaguement homo du côté du public. On perçoit bien là l’habile chaos que construit le film sur le genre.

Dans la scène suivante, c’est au tour de Jimmy, joué par Cary Grant, d’inviter Sylvester à dormir avec lui dans le même lit, faute de place dans sa roulotte, tout en se déshabillant. Torse nu, il trouble Sylvester qui fuit. Cette fois-ci, c’est un homme plutôt viril, fripouille et charmeur, qui tend une perche à un personnage qu’il prend pour une jeune garçon, manifestant un possible penchant homosexuel. A la féminité androgyne de Hepburn répond la virilité ambiguë de Cary Grant. L’acteur présentera plusieurs fois dans sa carrière une masculinité modulée, fondée sur un éclatement de toute binarité. A la fois anglais et américain, populaire et distingué, nerd et viril (dans L’Impossible Monsieur Bébé), l’acteur correspond à ce que l’universitaire Jean-Loup Bourget2, appelle  la “bisexualité symbolique” des stars hollywoodiennes. Cette “transsexualité virtuelle” caractérise de nombreux.ses acteurs et actrices et leur confère peut-être, justement, cette aura de stars car ils et elles sont capables de séduire les personnes de tous sexes tout en étendant la gamme de leurs émotions. Il y a ainsi du masculin chez Dietrich, Hepburn, Garbo, et du féminin chez Grant, Rudolph Valentino ou James Dean.

Entre l’acte faussement lesbien (le baiser) et le désir gay non concrétisé, le tout traité sur le ton badin du quiproquo, cette séquence de Sylvia Scarlett parvient à déjouer la censure. Le code Hays, qui interdit toute représentation homosexuelle, a été mis en place un an auparavant, et les censeurs ne sont visiblement pas encore assez rodés pour effacer d’un film les sous-entendus pourtant ici flagrants !

 

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Le travestissement comme adolescence

Néanmoins, Sylvia n’est ni homosexuelle ni transgenre. Son travestissement reste passager et le retour à la féminité et à l’amour hétéro conclue le film, non sans avoir dénoncé la mascarade de la féminité. Lorsqu’elle rend visite à Michael Fane dont elle est tombée amoureuse, Sylvia reprend des attributs de femme : robe à fleurs, chapeau de dame, cheveux courts mais gracieusement bouclés, voix douce, talons hauts et manières mielleuses. Un véritable coming out de féminité hétéro face auquel Michael est soulagé, comprenant mieux ce “queer feeling” qu’il ressentait face à cet adolescent malicieux. Pour faire accepter son genre, Sylvia surjoue cette féminité, tournoyant sur elle-même, portant délicatement sa main au visage en signe de pudeur, ricanant niaisement aux plaisanteries du monsieur. Le retour à ces attitudes n’est pas si simple : Sylvia parfois se relâche pour reprendre ses habitudes corporelles d’homme, marche lourdement, oublie de croiser les jambes en s’asseyant.

Sylvia ne redevient pas femme, mais doit recréer son personnage féminin, adulte, qui n’a plus rien de la jeune fille à couettes du début du film. En somme, ce passage par la masculinité est à voir comme une adolescence qu’elle quitte en atteignant sa maturité (hétéro)sexuelle pour devenir l’épouse de Michael. Ce personnage d’ado boyish renvoie au female boys du cinéma américain des années 1910, jeunes garçons interprétés par des actrices sans ambiguïté de genre ou de sexualité, issus le plus souvent du théâtre et du folklore américain. Loin de la masculinité vénéneuse d’une Marlene Dietrich, le boy de Katharine Hepburn n’en propose pas moins une nouvelle forme de séduction féminine, espiègle et androgyne, qui charma la critique, les personnages du film et le public homo qui redécouvrit plus tard ce film injustement mal-aimé.

Estelle Bayon

1 Comédie burlesque teintée de violence exagérée.
2 Dans Hollywood, La norme et la marge, Armand Collin, 2005

 

Crédits images :
Sylvia Scarlett, George Cukor (1935) © RKO

The Vampire Lovers – Carmilla chez la Hammer

The Vampire Lovers, Roy Ward Baker, 1970, Angleterre

A partir de 1970, la vampire lesbienne devient la figure d’un véritable sous-genre du cinéma d’horreur, plus érotisée que jamais à la faveur d’un certain assouplissement de la censure en Europe. La Hammer en Angleterre, Jesus Franco en Espagne et le français Jean Rollin s’emparent du personnage pour titiller un public masculin amateur de poitrines généreuses, de cuir et de nuisettes affriolantes.

Le projet est évidemment d’exhiber une nudité féminine multipliée (au moins) par deux. Mais leurs films n’en sont pas moins révélateurs de problématiques inhérentes aux représentations lesbiennes sur grand écran. S’ils partagent la plupart des stéréotypes attribués aux lesbiennes et hérités du XIXe siècle (une sexualité morbide, stérile, infantile et narcissique, la séduction de jeunes filles très naïves par des femmes décadentes), les fantasmes mis en scène se mêlent à une certaine inquiétude vis-à-vis de l’émancipation féminine, figurée par cette obsession pour le vampirisme. En pleine seconde vague féministe, les hommes hétéros ne craigneraient-ils pas de perdre un peu de leur suprématie ? Sans attribuer à ces productions un discours politique qu’ils n’énoncent pas vraiment, difficile, a posteriori, de ne pas établir de liens entre l’explosion de la vampire lesbienne au cinéma et les bouillonnements contemporains des révolutions (homo)sexuelles et féministes, qui remettent en cause  les définitions binaires du masculin et du féminin (Stonewall en juin 1969, le Women’s Lib et le MLF des années 1960).

La Hammer aux dents longues

Les films de la Hammer se distinguaient à l’époque par leur sexualité décomplexée, cherchant à provoquer le British Board of Film Censors et à repousser sans cesse les limites de la pornographie. Mais la curiosité de son public s’essouffle au bout de 15 ans d’une intense activité (1955-70) désormais concurrencée par un cinéma américain débarrassé de son code de censure, le fameux Code Hays. Durant la décennie 1960, les films états-uniens prennent des libertés inédites et souvent passionnantes en terme de représentations violentes et/ou sexuelles (Rosemary’s Baby, Bonnie & Clyde, La Horde Sauvage…). Il faut dire aussi que les codes gothiques de la Hammer ne se renouvellent pas vraiment. En quête de changement pour maintenir la barre, le producteur Harry Fine demande à Tudor Gates d’écrire une adaptation de Carmilla, frappé par la dimension saphique du roman de Joseph Sheridan le Fanu, publié en 1872, 25 ans avant l’incontournable Dracula de Bram Stoker. Roy Ward Baker, qui avait tourné pour la Hammer The Anniversary et Les Monstres de l’Espace, est chargé de réaliser le film. Le rôle principal échoit à une nouvelle recrue venue de Pologne, Ingrid Pitt. The Vampire Lovers sort ainsi en 1970, et sa rentabilité est telle que la Hammer renouvellera l’expérience avec Lust for a vampire (1971), situé dans une école de jeunes filles (lieu commun du cinéma lesbien), puis Twins of Evil, bêtement traduit en France par Les Sévices de Dracula (1971) alors que la créature imaginée par Stoker n’y fait aucune apparition. Les trois films formeront ce qu’on appellera la trilogie des Karnstein, du nom de famille de Carmilla.

Considéré à juste titre comme l’un des films les plus élégants de la Hammer, The Vampire Lovers présente une mise en scène soignée au service d’une affirmation inédite de la sexualité lesbienne : c’est l’une des premières fois qu’un tel désir est clairement lisible, sans sous-entendus, pour l’ensemble des spectateurs et spectatrices, qu’ils et elles soient ou non homos. Son réalisateur, Roy Ward Baker, s’était montré bien plus ambigu avec Le Cavalier Noir (1961), étonnant western queer face auquel les yeux prudes et innocents n’avaient pas saisi l’homosexualité, et dont le Dr. Jekyll & Sister Hyde proposera en 1971 une étrange lecture du classique de Robert L. Stevenson, dont le trouble transsexuel déroute la misogynie apparente.

The Vampire Lovers, renoue avec les penchants lesbiens sans équivoque du roman original. Carmilla avoue ouvertement son amour à la petite Emma. Naïve comme il se doit, la jeune fille, surprise par l’intensité d’une telle déclaration, rappelle quand même que « c’est différent » de l’amour avec son petit ami Karl. Une servante rejointe dans sa cabane ne semble guère épouvantée de voir Ingrid Pitt s’allonger dans son lit, bien au contraire. Et la vampire séduit également la gouvernante française par des procédés qui semblent relever davantage de la drague que du surnaturel, l’inondant d’intenses regards ou lui effleurant les seins en accrochant une broche à sa robe. Si les mots « homosexuelle » ou « lesbienne » ne sont pas prononcés, assimilant toujours cet attrait à la monstruosité vampirique et reniant toute existence d’une identité lesbienne, le désir pour le même sexe s’affirme et crève l’écran.

Il ne faut toutefois pas se leurrer : si la Carmilla version Hammer renoue avec son côté « vamp », sexy, entreprenante et libre (en cela éloignée de la version un brin dépressive de Roger Vadim dans Et mourir de plaisir en 1960), c’est moins pour épouser les revendications féministes contemporaines que pour exciter un regard masculin hétéro, cible première de la société de production. S’il suit plus fidèlement le roman initial que ses précédentes adaptations cinématographiques, le scénario de Tudor Games propose quelques scènes et éléments inédits particulièrement révélateurs de la volonté d’imposer la suprématie masculine hétéro au détriment d’une véritable reconnaissance lesbienne. Son ajout principal est la création du narrateur masculin de l’histoire, Joachim Hartog, absent du roman écrit à la première personne du singulier féminin, récit de Laura. Ce narrateur permit de produire le film en rassurant la Hammer, tout en sécurisant le public masculin habitué à un tel procédé de narration dans ces productions anglaises. Le chasseur de vampires ici, le médecin chez Vadim : tout finira bien si le destin de ces viles créatures repose entre les mains d’un homme de pouvoir. Nous voilà rassuré.e.s. Exit le point de la vue de la femme…

Un chasseur sachant chasser… le regard féminin

Ce procédé renvoie au fameux male gaze analysé par Laura Mulvey dans un texte qui fit date en 1973 pour les études féministes et cinématographiques, du moins en territoire américain (les français s’étant toujours montrés bien plus frileux sur le sujet) : Visual Pleasure and Narrative Cinema. Petit entracte théorique : pour résumer un peu grossièrement, selon Mulvey, la présence de la femme dans les films narratifs classiques a d’abord un impact visuel qui tend à empêcher le bon déroulement de l’histoire, à geler l’action en moments de contemplations érotiques. Rarement héroïne, elle reste un élément d’un récit dirigé par un personnage masculin : elle ne raconte pas mais est racontée ; elle ne regarde pas mais est regardée. La femme en elle-même est d’abord une présence étrangère au récit, qui doit lui être intégrée. Ce qui compte n’est pas ce qu’elle ressent, fait ou pense, mais ce qu’elle fait ressentir à l’homme, qui doit penser et (ré)agir en conséquence (désir, peur, vengeance…). En gros, le scénario classique du film se résume à la réaction et aux actions de l’homme face à la potentielle présence féminine.

Or, toute l’histoire de The Vampire Lovers est impulsée par le désir de vengeance de Joachim Hartog, qui a perdu sa sœur sous les crocs maléfiques de Carmilla, et racontée à travers son regard (de chasseur) sur la vampire (forcément du côté du mal, déviante et meurtrière, puisque chassée). Jamais le récit n’est saisi à travers le désir de Carmilla. On est donc presque étonné.e de découvrir au mitan du film que l’attaque par Carmilla d’une jeune paysanne dans la forêt est filmée en caméra subjective, supposant qu’on adopte enfin le point de vue de la vampire. La stratégie du réalisateur est ici intelligente de perversion puisque, dans un film entièrement conté par Hartog, la scène est une simple appropriation du regard de la vampire par le narrateur, un faux point de vue subjectif interprété par le regard masculin qu’il ne visualise que comme pure pulsion agressive, sans séduction, d’une prédatrice assoiffée de sang plutôt que d’amour. Cette désappropriation du regard de la femme par l’homme est un bel exemple de misogynie si l’on considère celle-ci, plus précisément que comme la haine et la violence dans le désir des hommes pour les femmes, comme le fait, pour l’homme, de prendre les fantasmes que mettent en scène ces pulsions pour la vérité de l’autre, et d’établir ainsi, à partir de ces fantasmes, une domination.

Sadisme, fétichisme et hétéronorme

Selon Mulvey, deux solutions globales permettent de contourner la menace de la différence sexuelle : le sadisme, visant à punir la femme coupable, avant, éventuellement, de la sauver (scénario type du film noir, qui recadre une femme fatale, héritière de la vamp, un peu trop tentée de vouloir se libérer du joug masculin patriarcal) et le fétichisme, célébrant la beauté physique de la femme de façon morcelée pour la rendre plus rassurante que dangereuse. The Vampire Lovers est un bon exemple de la coïncidence entre le sadisme du scénario par lequel la victime est sauvée quand la méchante est punie c’est-à-dire tuée, et le fétichisme de la mise en scène, qui rendent la vampire inoffensive et rassurent ainsi le spectateur mâle, en ramenant le récit, in fine, à l’hétéronorme.

Dès le début la vampire est identifiée au Mal, dont les autres femmes sont victimes, tandis que les hommes s’auto-définissent tranquillement comme « les forces du bien ». Carmilla est l’étrangère, l’Autre menaçant, quand les personnages masculins représentent la Science, l’Eglise, la Communauté, la Morale. Réunis dans la dernière scène pour retrouver la tombe de miss Karnstein, ils la tuent d’un coup de pieu, symbole évidemment phallique, avant que la décapitation de rigueur ne vienne débarrasser définitivement la région du mal vampiro-lesbien. Carmilla est punie, la petite Emma est sauvée, rendue à une sage destinée dans des bras virils. La construction en miroir de l’une des dernières scènes est révélatrice de cette remise à niveau : Carmilla descend l’escalier pour fuir avec sa victime à son bras ; un peu plus tard, c’est Karl, le petit ami, qui remonte ce même escalier en portant Emma « libérée ». Ce geste signe sa victoire, alors même que Karl, jusqu’alors cantonné à un rôle de figuration, est certainement l’un des « héros » les plus insipides de l’histoire du cinéma ! C’est qu’il n’est que la pure incarnation du patriarcat, sans même l’excuse d’un quelconque pouvoir. L’homme et le couple hétéro ont gagné. La plupart des films de vampires lesbiennes visent cet objectif : assurer le triomphe du masculin et rétablir l’ordre hétéro bousculé par l’arrivée de la goule démoniaque.

Cependant, le public garde tout loisir de ne pas se montrer dupe d’un pouvoir masculin volé in extremis et par pure convention (on est encore en 1970) à une Carmilla ayant gagné le reste du film et le cœur des spectatrices et spectateurs par sa présence animale et hypnotique. « Non ! » hurle Emma au moment de la mise à mort de sa belle. Avec elle, ce sont le film et le public qui crient « non » au retour victorieux d’un patriarcat morne et conformiste. Ce refus témoigne de l’ambiguïté du film de Baker, toujours prêt à briser les stéréotypes auquel il doit se soumettre par ailleurs.

La domination est également exercée par le fétichisme, de la mise en scène comme des regards cinéphiles, par lequel la star féminine est transformée en pur objet de contemplation, maintenue dans les mailles d’un regard masculin érotomane dont la fragmentation constitue un geste cinéphile finalement pas si éloigné de la décapitation ultime mettant fin au règne lesbien ! Pensons là à la taxinomie décomplexée des jeunes critiques des Cahiers du cinéma, et notamment de François Truffaut, qui publiaient régulièrement des listes louant les seins de Jane Russel, le séant de Mae West, les jambes de Marlène Dietrich, ou la guêpière d’Elina Labourdette dans Les Dames du Bois de Boulogne. Rendue inoffensive puisque privée de toute possibilité d’action, la femme fétichisée n’a même pas le loisir de se rebeller sans passer pour une ingrate tant ces inventaires maniaques se font passer pour des déclarations d’amour.

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Les boobs ne meurent jamais

Le fétichisme de The Vampire Lovers se porte avant tout sur les seins. A l’encontre de la tradition vampirique, Carmilla prend la liberté coquine de venir planter ses crocs non dans le cou mais dans le décolleté des deux jeunes filles aimées, Laura puis Emma. L’avantage de cette attaque pour le spectateur (mais aussi pour certaines spectatrices) est que l’examen médical de la victime oblige le médecin à découvrir la poitrine une seconde fois. Lorsqu’elle s’attaque à un homme (aberration bisexuelle par rapport au roman), Carmilla se contente du cou. Il faut dire aussi que les chemises fermées des messieurs laissent peu de peau disponible à ses incisives… La femme de la Hammer, elle, n’est pas du genre frileuse. Comme chez Jean Rollin, la vampire est adepte des nuisettes transparentes, au mépris de toute vraisemblance thermique…

Une scène du film est exemplaire du voyeurisme fétichiste dénoncé comme allégation du male gaze par Andrea Weiss dans Vampires and Violets, son étude sur les lesbiennes au cinéma publiée en 1993. Cette scène a été ajoutée au roman dans le but premier de satisfaire la curiosité lubrique d’un spectateur de sexe masculin. Carmilla prend un bain, dans sa chambre, ses seins au-dessus du niveau de l’eau copieusement cadrés pas la caméra. Lorsqu’Emma pénètre dans la pièce, Ingrid Pitt, très généreuse de sa personne, se lève pour lui faire face, offrant son verso à un spectateur pas prêt de s’en remettre : il assiste là à la première nudité intégrale de la Hammer ! Une serviette à la taille, Carmilla va ensuite s’asseoir à sa coiffeuse, nous tournant le dos tandis que le miroir reflète son buste. La mise en scène préfère ainsi s’abandonner au fétichisme voyeuriste célébrant la poitrine de Pitt plutôt que de se soumettre à un code du genre vampirique : l’impossibilité de se refléter dans un miroir. Offerte de tous côtés à son public, Pitt reste consciente des effets d’une telle scène : elle invite Emma à se déshabiller entièrement pour lui emprunter une robe. A la jeune prude qui s’inquiète de la réaction de son père s’il la découvre nue sous sa tenue, Carmilla répond : « Il aimera ça, comme tous les hommes ». Certes, comme le pense Andrea Weiss, la scène oriente sa réception vers le seul plaisir du spectateur masculin, obligé d’apprécier le spectacle, et élit le regard masculin hétéro comme seul valable. Les spectateurs sont obligés d’apprécier, les spectatrices se voient refuser la possibilité d’avoir leur propre point de vue.
Au moment où Carmilla s’apprête à attaquer frontalement Emma pour la première fois, la menace qu’elle incarne est diminuée car son corps, fragmenté par tous ces jeux de cadrages et sur-cadrages, est réduit à un objet érotique, fragilisé dans sa vulnérable nudité, déjà décapité. Son exhibition prend le pas sur ses actions, et l’attaque à proprement parler restera hors-champ, amorcée derrière une lampe qui, cachant une partie du plan, met l’emphase sur la position voyeuriste de la caméra donc du spectateur.

Toutefois, ces procédés qui nuisent au positionnement actif de Carmilla, limitant sa menace d’émancipation, sont ceux-là même qui autorisent aussi une lecture d’affirmation lesbienne du personnage en effaçant sa dangerosité. Et Roy Ward Baker de retrouver toute sa vigueur ambiguë apte à décloisonner les lignes de partage binaire entre hétéro/homo, actif/passif, gagnant/perdant. Car que montre (aussi) cette scène, si ce n’est une femme nue entraînant une autre femme dénudée dans son lit, sans que cette dernière n’émette la moindre résistance ? L’acte en lui-même, sexuel et/ou vampirique, reste hors-champ : les hommes qui aiment tant ça en restent privés. La scène suivante retrouve Camilla et Emma descendant l’escalier pour rejoindre le paternel, tout sourire, avec cet air coupable de deux ados qui ont fait des bêtises mais n’en éprouvent aucun remord. Il y a fort à parier que les spectateurs et spectatrices se souviennent plus facilement de ce plan malicieux et complice que de celui où Karl (que tout le monde oublie vite) s’assure au même endroit une victoire courue d’avance, d’autant plus qu’ils et elles savent bien que le vampire de la Hammer, et ici la vampire, finit toujours pas repointer le bout de son téton, jamais vraiment vaincue…

Estelle Bayon

Crédits images:
The Vampire Lovers, Roy Ward Baker, (1971) © Hammer Films

The Singer Not the Song (Le Cavalier noir)

The Singer Not the Song (Le Cavalier noir), Roy Ward Baker, 1961, Royaume-Uni

Western psychologique dans lequel le sujet de fond est le combat entre un gentil curé, le Père Keogh, chargé d’évangéliser un village mexicain qui vit sous la crainte du méchant Anacleto. Ce dernier est athée, anticlérical et fait régner sa loi dans ce village. Le décor est posé : un méchant, un gentil, un shérif absent, une femme fatale et on attend, classiquement, les coups de pistolets entre les deux camps et une femme partagée entre un gentil et un méchant pour porter le climax sentimental de l’histoire. On pourrait même se douter de la fin : le gentil gagne et le méchant perd. Le western est un genre cinématographique et il a ses codes.

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Cependant, nous sommes en 1961 et le réalisateur, athée et plein d’imagination, décide de donner un éclairage particulier à ce western. Il choisit de présenter Anacleto, pour sa première apparition à l’écran, moulé dans un pantalon de cuir noir très (vraiment très) près du corps, posant avec un déhanché non équivoque. Ce hors-la-loi, incarné par Dirk Bogarde, est informé par sa bande que le nouveau curé est « jeune et qu’il devrait (lui) plaire ». Le bandit de western habituel, assoiffé de sang et le visage buriné par le soleil et la poussière, apparait sous les traits d’un personnage qui inspire plus le mythe de l’homme gay des magazines des années 60 : jeune, beau, bien vêtu, efféminé, se donnant l’air dur et « préférant les jeunes » ! Film de genre ?

Vous avez dit film de genre ? Cela se confirme justement lorsque la tension amoureuse s’installe entre Anacleto, le bandit à l’attitude équivoque, et le Père Keogh, qui veut tellement le sauver qu’il s’en rapproche … sentimentalement. Et pour mieux le souligner, Locha, remarquablement interprétée par Mylène Demongeot, est cette femme qui renforce auprès du spectateur les non-dits entre nos protagonistes. Plusieurs fois elle nous fait comprendre que le doute n’est pas permis : la jeune fille séduisante a bien un rival amoureux qui l’empêche d’obtenir les faveurs du curé : c’est Anacleto. Elle devient l’assistante de l’homme d’Eglise pour être visible. Lui, il n’a d’yeux que pour l’impie. Anacleto ira même prétexter une confession – alors qu’il est athée ! – pour pouvoir se retrouver seul à seul avec le curé. Que lui confie-t-il ? Le spectateur ne le sait pas mais, après cet moment ‘intime’, les deux hommes sont plus proches qu’avant : silences et regards échangés ne trompent pas…

D’un western, qui est réalisé au milieu de tous les autres westerns des années 60, nous assistons à une œuvre plutôt moderne. Les messages engagés (l’athéisme mis en avant, qui frise par moments l’anticléricalisme), les sous-entendus homosexuels, exprimés par des sentiments amoureux et éclairés par un triangle amoureux inhabituel (un homme et une femme convoitent le même homme), des tenues anachroniques (porter un pantalon moulant en cuir noir pour être un gros dur : qui y croit ?) apportent un intérêt tout particulier à ce film et lui donnant une dimension sociétale où la religion n’inspire par le respect, où les relations font foi des « classes » et même des conventions de genre !

José Rodrigues

La Rumeur

© Lost films

Réalisation: William Wyler, 1961, USA

Avec Audrey Hepburn, Shirley MacLaine, Miriam Hopkins

Le film est la deuxième tentative d’adapter sur grand écran la pièce de théâtre de Lillian Hellman, The Children’s Hour.

Cette pièce, qui se joue à Broadway en 1934, raconte l’histoire vraie de deux femmes tenant une école pour filles en 1809, et dont les vies ont été ruinées après qu’une étudiante les accusa d’être lesbiennes. Malgré l’omniprésence du Code Hays dans la prohibition de certains thèmes (dont l’homosexualité), la pièce connut un tel succès critique et commercial qu’il n’y eut pas vraiment de conséquences négatives, si ce n’est son interdiction de diffusion dans des villes comme Boston ou Chicago.

En 1936, William Wyler s’attelle à une première adaptation cinématographique avec Lillian Hellman au scénario et Samuel Goldwyn à la production, These Three. Le Code Hays étant en vigueur et sévère pour les productions cinématographiques, la parade trouvée pour le contourner est de faire de Karen Wright et Martha Dobie deux hétérosexuelles impliquées dans un triangle amoureux avec le même homme. Dans ce film, l’élément déclencheur n’est donc pas la diffusion d’une rumeur sur l’homosexualité mais sur l’adultère. La Motion Pictures Association of America (MPAA), puissante association de l’industrie du cinéma eut tellement peur qu’on découvrit les vraies origines de cette histoire qu’elle empêcha Wyler et United Artists de faire référence à la pièce, si bien que Lillian Hellman n’eut pas droit au crédit « d’après une pièce de Lillian Hellman ».

Vingt-cinq ans plus tard, en 1961, Wyler profite d’un (faible) vent de changement sur Hollywood pour reprendre cette histoire. Le Code Hays assouplit donc quelque peu ses règles si bien que l’homosexualité peut être mentionnée dans un long-métrage. Et certains décideurs n’hésitent pas à s’affirmer, comme le président de United Artists, Arthur Krim, qui se dit même prêt à sortir le film en 1961 sans l’approbation de la MPAA.

Le scénariste John Michael Hayes est choisi pour adapter de nouveau cette histoire, en conservant l’intrigue originale et la thématique lesbienne. Le résultat reste cependant très édulcoré et le film évoque seulement l’idée d’homosexualité. Dans le documentaire The Celluloid Closet (1995) de Rob Epstein and Jeffrey Friedman, Shirley Maclaine avoue qu’à aucun moment William Wyler a discuté avec les actrices des thèmes lesbiens : « We didn’t do the picture right (…) we were in the mindset of not understanding what we were basically doing ». Vingt ans plus tard, lors de la présentation de Carol (2015) au Festival de Cannes, Shirley Maclaine regrette de nouveau certains choix directoriaux : « Willie [Wyler] cut the scenes that indicated we were lovers, where I’m brushing Audrey’s hair, for example. There was no physical touching. I think he got afraid of it ».

La manière dont l’homosexualité est dépeinte et la non-volonté de la traiter comme elle aurait dû l’être créent une ambiguïté dans l’interprétation de l’œuvre. À la fin du film, on ne sait pas où est la réelle tragédie : si c’est à quel point les ragots peuvent ruiner des vies, ou bien si c’est de ressentir des sentiments pour une personne du même sexe. Martha ne supporte plus la culpabilité de ressentir cela, elle est dévastée et se déteste foncièrement pour être comme ça. Elle se qualifie même de « sick and dirty », ce qui est bien loin d’un cinéma qui prônerait l’acceptation de nos individualités. Même si le film dresse un portrait sincère des effets dévastateurs des ragots et d’une culture puritaine sur des vies innocentes, il restera une frustration de voir des personnages dans la fuite et le dégoût de soi.

Pauline Mauroux